La Guerre Froide et ses récits conspirationnistes ont inspiré de nombreux films, romans, comics, bande-dessinées... à l'exception du jeu vidéo qui semble étrangement bouder cette période historique. Mais c'était sans compter sur le studio Creative Forge Games désireux de laver cet affront avec Phantom Doctrine, un jeu de stratégie au tour par tour édité par Good Shepherd Entertainment et inspiré des mythes et légendes de l'espionnage 80's. Brossez votre plus belle moustache et graissez votre arme de poing, vous avez rendez-vous avec les secrets de l'Histoire.
Planète Terre, nid d’espions
Creative Forge Games puise dans cette confrontation des blocs de l’Est et de l’Ouest son inspiration pour concevoir son nouveau jeu. Phantom Doctrine est une uchronie, un pan alternatif (ou dissimulé) de l’Histoire dont le point de divergence prend racine durant la Guerre Froide. Nous sommes en 1983. Une organisation criminelle internationale au nom évocateur - The Conspiracy contrôle le monde par d’habiles manipulations des nations souveraines d’Eurasie. Dans ce contexte, l’agence secrète The Cabal se dresse fièrement face à cette menace d’envergure mondiale et fomente l’éradication pure et simple de ses fauteurs de troubles. Ce groupe d’agents renégats parcourt l’hémisphère nord pour contrecarrer les plans de la concurrence et imposer une paix durable.
La plume des scénaristes s’abreuve des fictions nées des non-dits et des secrets entourant la Guerre Froide. Phantom Doctrine transpire la trahison, les coups fourrés, le complot, etc. Et les conspirationnistes s’en frottent déjà les mains. Si Creative Forge Games ne compte pas sur la mise en scène pour séduire, la narration aussi simpliste soit-elle n’en demeure pas moins efficace. Une poignée de cinématiques réalisées en 2D et des introductions-conclusions de missions en 3D ponctuent un thriller palpitant aux thèmes convenus, mais toujours maîtrisés. Et la générosité des développeurs est à saluer. Intégralement sous-titré en français, Creative Forge Games assure des dizaines d’heures de jeu si ce n’est plus et la difficulté est au rendez-vous.
Première décision à prendre en début d’aventure et non des moindres, votre affiliation à une agence gouvernementale. Trois destinées se présentent alors devant vous. CIA, KGB et une mystérieuse dernière à débloquer en terminant l’une des intrigues révélées, le choix est cornélien et déterminant pour la suite. L’apparence de votre agent principal vous incombe également. Coupe et couleur de cheveux, accoutrement, nom et prénom, sexe, pays d’origine, visage ou encore morphologie… ces choix de personnalisation purement esthétiques n’influent à aucun moment sur le gameplay et laissent libre cours à votre imagination sans pour autant risquer l’anachronisme.
Le studio polonais est attaché à cette atmosphère si particulière à la fois étouffante et romantique ayant précédé la chute du mur de Berlin en 1989. Moustaches volumineuses, lunettes de soleil kitsch, vêtements vintages, Phantom Doctrine assume son amour des années 80’s sous un air de jazz mélancolique. Malheureusement, ce dernier accuse un retard certain sur le plan visuel. Les graphismes somme toute corrects ne rendent pas justice à l’ambiance et à ce sens du détail. Néanmoins, l’interface et les menus débordant d’informations restent de leur côté accessibles et surtout lisibles en toutes circonstances.
Une Guerre Froide uchronique pour terrain de jeu
Le savoir est une arme
“Si vous connaissez vos ennemis et que vous vous connaissez vous-même, mille batailles ne pourront venir à bout de vous.” Cette citation de “L’Art de la Guerre” de Sun Tzu traduit par les mots la seule approche à adopter pour aborder Phantom Doctrine. L’information est le nerf de cette guerre de l’ombre. Vos agents parcourent l’Eurasie en quête de rumeurs et d’indices nécessaires à la réalisation des objectifs imposés. Les espions sont des hommes-femmes de terrain et cela ne saurait être plus vrai dans le cas présent. Via un réseau d’espionnage, vos troupes s’éparpillent aux quatre vents dans l’espoir de débusquer l’ennemi et si possible de contrecarrer la menace.
Vol, espionnage, assassinat… cette carte du monde témoigne de vos actes et vous passerez près de la moitié du temps à la scruter en attendant de voir apparaître de nouveaux points d’intérêt et donc des missions synonymes de documents à analyser… à condition de les ramasser lors de celles-ci. Texte, photos et morceaux de papier entassés sur votre bureau sont une mine d’or. Et cette lecture minutieuse n’est pas facultative, bien au contraire. Celle-ci révèle des mots-clés permettant de relier les indices entre eux et de fil en aiguille de dévoiler la prochaine cible de l’organisation criminelle dans le but d’intervenir avant qu’il ne soit trop tard.
Cependant, voyager à travers le monde et se frotter aux agents adverses expose The Cabal à des représailles sanglantes. Votre quartier général ne doit en aucun cas être découvert. Une jauge de “danger” traduit en temps réel cette menace. Une fois celle-ci pleine, les troupes de the Conspiracy débarquent dans votre repère. Déménager dans la précipitation ou combattre avec les unités présentes au risque de condamner l’agence à l’échec et donc au Game Over, cette décision capitale vous revient.
Défendre The Cabal contre tous ses ennemis de l’extérieur comme de l’intérieur. Ce mantra résume toute cette suspicion ambiante. Le risque d’avoir dans ses rangs un agent double met en péril l’opération. L’existence de ses unités potentiellement renégats s’ajoute au stress omniprésent. Il est alors coutume d’y réfléchir à deux fois avant de recruter, de récupérer un soldat capturé, etc. Vous n’êtes pas démunis pour autant face à l’adversité. Les interrogatoires et les lavages de cerveau via la salle MK Ultra vous prémunissent majoritairement de ces trahisons. Et la capture d’agents vous ouvre un panel d’opportunités. Une simple phrase “déclencheur” implantée dans le cerveau transforme un ennemi en bombe à retardement une fois de retour dans les rangs de The Conspiracy. La victoire se bâtit sur la loyauté de vos troupes et sur une paranoïa salutaire.
Phantom Doctrine parvient avec ses phases d’investigation et son réseau d’espionnage à retranscrire cette existence toujours sur la brèche. Structurer la progression autour de l’information est indispensable pour rendre justice à cette Guerre Froide et Creative Forge Games réussit le tour de force de rendre l’ensemble ludique et accessible sans tronquer dans un gameplay aux mécaniques complexes et enchevêtrées. Analyser des dizaines de documents et passer des interrogatoires n’a rien de lassant, bien au contraire. Le plaisir de parcourir ces “morceaux” uchroniques de l’Histoire se ressent à chaque instant et motive la progression.
Réseau d'espionnage et analyse de documents
L’Agent tout risque
Après avoir ciré les bancs de votre planque des semaines durant, il est temps de passer à l’action. Phantom Doctrine est un jeu de stratégie au tour par tour et le démontre une fois les missions tactiques débutées. Lors de ces phases, une équipe d’agents se déploie sur le terrain avec des objectifs bien précis à remplir : élimination, sauvetage, information, etc. Mais avant de débarquer, The Cabal possède plusieurs atouts dans sa poche. Reconnaissance des lieux, infiltration d’un espion, déguisement d’un agent, mise en place d’un sniper… les options sont nombreuses et variées, et facilitent en théorie la réussite de ladite mission.
En bon XCOM-like (principal représentant du genre), le titre de Good Shepherd Entertainment mise sur la réflexion et la coordination pour concevoir des missions aux objectifs rarement innovants, mais au level design précis. La disposition aléatoire de certains éléments majeurs dans les niveaux pourrait en dérouter plus d’un, mais préserve tout leur intérêt même après plusieurs tentatives infructueuses. Et Phantom Doctrine jongle aisément entre infiltration et affrontement armé. La complétion des objectifs et l’évacuation des agents en toute discrétion sont votre priorité sous peine d’engager le combat face à un ennemi supérieur en nombre. Et si par malheur un agent est abattu, l’évacuer reste la meilleure solution ou prier pour ce que dernier soit mort afin de ne pas tomber entre les mains de The Conspiracy.
Pour ce faire, The Cabal s’attaque au réseau de sécurité, désactive les caméras et neutralise les gardes en évitant avec précaution les chemins de ronde. Malgré leur talent, un plan se déroule rarement sans accrocs. Une fois l’alarme déclenchée, la phase de combat débute, les balles pleuvent et avec elles le principal défaut du jeu… les lignes de tir. Il n’est pas rare de subir les assauts d’un garde tirant à travers plusieurs fenêtres et/ou murs et vous toucher. Dans Phantom Doctrine, personne n’est à l’abri car les couvertures ne sont que partielles et ne font que réduire les dégâts. La distance et les types de matériaux traversés s’ajoutent à l’équation. Cette quête de réalisme se fait au détriment de l’aspect ludique. Ces lignes de tir récalcitrantes et le calcul partiellement aléatoire des dégâts sont tout simplement sources de frustration.
Surentraînés et toujours prêts à répondre présents, les agents de The Cabal - si jamais ils survivent - gagnent en efficacité au gré de l’aventure. Un soldat sous-équipé, sans compétences particulières ou bien sous pression peine à remplir son rôle lors des missions tactiques. Il est de votre devoir en tant que coordinateur de veiller à leur bien-être, de les utiliser à bon escient et de leur fournir le matériel adéquat pour remplir leurs objectifs tout en vous assurant de leur indéfectible loyauté. La mort ou la disparition de l’un d’entre eux implique de perdre le temps et l’argent investi dans ce personnage en particulier. Et pourtant, il faut savoir couper le cordon et privilégier la mission.
Le quartier général centralise de son côté toutes les activités de The Cabal. Ce dernier gagne en intérêt au fil des jours en construisant de nouvelles salles et en l’équipant : l’infirmerie pour soigner les blessés, l’atelier pour améliorer la planque ou fabriquer des équipements, le faussaire pour créer des devises, les baraquements pour former les agents, la salle d’interrogatoire pour glaner des informations, etc. La planque détermine à long terme la direction prise par l’agence et ses probabilités de réussite. Cette gestion mutualisée des agents et du repère s’intercale parfaitement dans un gameplay dense sans l’alourdir outre mesure et offre aux stratèges des dizaines d’opportunités pour contrer The Conspiracy.
Une mission d'élimination
Points forts
- La Guerre Froide pour théâtre des opérations
- Un thriller uchronique 80’s excitant sur fond de conspiration…
- Des missions tactiques académiques et efficaces...
- Des phases d’investigation et un réseau d’espionnage pertinent
- Une gestion méticuleuse des agents et du quartier général
Points faibles
- Une réalisation et des graphismes vétustes
- … malgré une mise en scène minimaliste et un univers sous-exploité
- … compromises parfois par les lignes de tir et l’aléatoire
Phantom Doctrine frappe fort et avec une précision chirurgicale. Le nouveau-né de Creative Forge Games transpire l’amour du studio polonais pour les Tactical et la Guerre Froide. Ce savant mélange vise juste et s’imprègne parfaitement des clichés de l'espionnage pour concevoir un univers palpitant, quoique sous-exploité, et mettre sur orbite un gameplay riche. Les phases d’investigation et les missions tactiques séduisent par leur justesse et leur complexité, malgré des lignes de tir et un aléatoire parfois récalcitrants. Si vous avez toujours rêvé de devenir un agent au service du bien commun (ou non), engagez-vous !