11 Bit Studio n'est pas exactement le type d'entreprise à verser dans le genre guilleret. Après le très poignant et intimiste This War of Mine, le studio polonais a pris de la hauteur avec Frostpunk, jeu de gestion mâtiné d'enjeux moraux, qui vous place en charge d'une société au bord de l'extinction.
L'hiver est finalement venu
À la fin du XIXè siècle, le monde est dévasté par une redoutable ère glaciaire, contraignant les rares survivants à la vague de froid à s'exiler dans l'espoir de trouver un endroit viable pour les recueillir. Franchissant les mers du nord de l'Angleterre, un groupe de 80 individus parvient à approcher un cratère dont le centre abrite un immense générateur. Quelques ressources éparses sont disséminées dans le cratère. Résidus de charbon, débris en acier ou chutes de bois seront autant d'éléments qu'il faudra rapidement récolter pour subvenir aux besoins les plus urgents à savoir la construction d'abris et, surtout, l'alimentation du générateur. Votre objectif à terme sera avant tout de survivre au froid croissant qui viendra mordre la population d'une manière radicale.
Bien évidemment, les ressources, au départ limitées, ne vont pas se récolter seules et ça tombe bien car vos 80 ouailles sont composées d'ouvriers non qualifiés, d'ingénieurs et d'enfants. Vous ne pouvez à la base qu'assigner les deux premières catégories d'individus aux travaux manuels. Une fois suffisamment de charbon engrangé, le générateur peut être allumé et diffuser dans un cercle au périmètre restreint suffisamment de chaleur pour accueillir les premières habitations. Même à ce stade peu avancé, vous constaterez rapidement que les choses ne seront pas faciles dans Frostpunk. Effectivement, deux barres en bas de l'interface jaugent le mécontentement général et l'espoir de votre peuple. Inutile de préciser que si la première venait à se remplir ou que la seconde venait à se vider, le game over ne sera pas loin si vous ne prenez pas les mesures nécessaires pour restaurer la confiance que la population place en vous.ste
Une question de lois
Pour cela, vous n'êtes assurément pas démuni, puisque de nombreux leviers peuvent être activés afin de jongler entre espoir et contentement. En premier lieu, vous disposez en début de partie d'un livre des lois consacré à l'adaptation de votre société aux conditions extrêmes dans laquelle elle évolue. Chaque loi promulguée ne pourra jamais être abrogée et bien entendu, il faudra attendre quelque temps avant d'en décréter une nouvelle, le temps du jeu étant, soit dit en passant, compté en jours et non en années. Les premières lois accessibles concernent les mesures les plus urgentes à prendre et amènent avec elles les premiers tourments moraux qui viendront émailler votre vie de gouverneur. Choisir de faire travailler les enfants diminuera l'espoir général, mais vous garantira une main-d'oeuvre supplémentaire. Le choix n'est clairement pas anodin, car la plupart des bâtiments nécessitent des travailleurs, qui ne turbineront qu'entre 8h du matin et 18h. Sauf si vous décidez de durcir un peu les horaires, ce qui ne sera pas non plus sans conséquence, vous vous en doutez.
Notez que les postes à pourvoir doivent être affectés manuellement. Il ne sera donc pas rare de devoir jongler entre travailleurs, ingénieurs et enfants pour tenter de faire fonctionner au mieux l'ensemble de votre production. Les postes étant parfois spécialisés, vous ne pourrez pas affecter des enfants à des travaux dangereux (sauf directive contraire), tandis que des ingénieurs ne pourront occuper des postes de chasseurs pour produire de la nourriture. La population ayant plutôt tendance à succomber qu'à procréer, autant dire qu'une mauvaise gestion globale pourra vite causer une pénurie de main-d'oeuvre signant l'arrêt de mort de votre société.
Passé ces considérations, les autres lois seront de base seront du même acabit. Vous pourrez diluer les rations de nourriture de manière à alimenter plus de personnes avec moins de matière première, ou choisir d'amputer les plus gravement malades au risque de vous trouver avec de nombreux invalides sur les bras. Chaque choix influera autant sur les mouvements des deux jauges que sur le nombre de bâtiments à construire ou les paramètres que vous pouvez y attribuer. À terme, vous débloquerez des lois permettant de directement augmenter l'espoir ou diminuer le mécontentement, légifération qui porte en elle des dilemmes moraux amoindris.
En revanche, à mi-parcours, vous bénéficierez d'un choix particulier permettant de déverrouiller un nouveau livre de lois, à choisir entre une doctrine autoritaire ou spirituelle. C'est essentiellement dans ces arbres que se trouvent les choix les plus moralement discutables. Qu'il s'agisse d'une branche ou d'une autre, si les premières directives sont assez peu engageantes, les dernières en revanche sont si drastiques qu'elles changeront clairement la morphologie de votre partie tout en mettant votre éthique au placard. Correspondant plutôt à une fin de partie, les dernières lois des livres spécialisés sont tout simplement excessives et font d'ailleurs l'objet de petites cinématiques afin que vous mesuriez bien la portée de la décision que vous venez de prendre. Cependant, sachez que le titre ne vous oblige à rien, à vous de voir si vous désirez ou non vous faciliter la victoire en prenant des mesures autoritaires ou non.
Technologie et exploration
D'un autre côté, pour favoriser la survie de votre peuple, vous disposez d'un arbre technologique, déverrouillé grâce au travail des ingénieurs. Cet arbre, divisé en plusieurs catégories, englobe à peu près toutes les facettes du jeu. Vous y débloquerez des bâtiments destinés à optimiser la production, la chaleur déployée par le générateur ou encore l'accélération de l'exploration des alentours. Chaque branche est divisée en 5 paliers, sachant que déverrouiller l'un d'entre eux consomme des ressources et que les éléments qu'ils renferment ne sont pas détaillés si vous posez votre curseur dessus. Ainsi, vous voguerez à l'aveugle sur vos premières parties (car oui, il y en aura plusieurs), dépensant les ressources précieuses nécessaires à l'accès au domaine qui vous paraît le plus pertinent à développer.
Vue d'ensemble d'une ville qui se porte bien. Indice : ce ne sera pas toujours comme ça
Car en plus des ressources gérables en autonomie, que vous finirez directement par extraire des mines de charbon, d'acier ou des forêts, il existe une ressource que vous ne serez pas capable de produire vous-même : les noyaux de vapeur. Ces dernières permettent autant de débloquer les différents tiers de l'arbre technologique que de construire les bâtiments les plus avancés. Ces derniers sont absolument essentiels pour garantir un approvisionnement en ressources suffisant afin, notamment, d'accroître la chaleur diffusée par le générateur, les températures dégringolant à mesure que le temps passe. Alors, pour récupérer ce précieux matériel, vous devrez envoyer un ou plusieurs groupes d'éclaireurs explorer différents points d'une carte générale.
Naturellement, plus l'expédition sera éloignée, plus le temps demandé à vos explorateurs pour l'atteindre sera long. Une fois ces derniers arrivés sur place, un bref descriptif des lieux est établi et vous aurez parfois le choix d'aider des survivants en détresse ou de collecter tout ou partie des ressources dénichées. Parmi elles se trouvent de temps à autre les trop rares noyaux de vapeur. À ce moment, deux choix s'offrent à vous. Soit vous choisissez de rapatrier immédiatement vos explorateurs, soit vous prenez le risque d'aller jeter un œil aux autres points de la carte, qui se dévoilent à mesure que vous vous en approchez. L'appât du gain peut parfois être un danger et déclencher des éléments scénaristiques inattendus, bouleversant votre manière d'aborder votre progression et mettre à mal une mécanique de gestion que vous pensiez parfaitement huilée. Certaines "surprises" vous laisseront d'ailleurs parfois dans une bien belle crise de panique qui se muera en sentiment terriblement gratifiant si vous parvenez à les surmonter en limitant la casse.
La gestion précise à l'honneur
Car il faut garder à l'esprit que Frostpunk n'est pas un bac à sable. Il n'en propose même pas l'option. Le titre est réparti sur trois scénarios. Sans trop vous en révéler, sachez que le premier fait office de campagne principale et vous fera aborder l'ensemble des mécaniques de Frostpunk, qu'il faudra impérativement maîtriser pour espérer remporter la partie. Les deux suivants sont quant à eux particulièrement intéressants, puisque leur approche est radicalement différente. Pour ménager l'effet de surprise, nous ne vous donnerons pas les détails de ce qu'il faut y faire, mais sachez qu'ils sont la preuve de la grande intelligence de 11 Bit Studio et de Frostpunk, puisqu'ils proposent exactement les mêmes éléments de gameplay, mais vous obligent à les repenser différemment et à agencer votre partie d'une manière parfois peu conventionnelle. Le sens du sacrifice, la priorité à définir entre chaleur, ressources ou espace... vos talents de gestionnaire seront largement mis à contribution et nécessiteront plusieurs essais avant d'exprimer leur plein potentiel.
S'il resterait encore beaucoup à dire pour décrire en profondeur tous les éléments de Frostpunk, sachez simplement qu'il s'agit d'un jeu de gestion à la précision remarquable, qui vous fera payer parfois comptant, parfois à crédit, des choix que vous auriez eus le malheur de prendre sans réfléchir. L'effet boule de neige (sans jeu de mots) prend ici tout son sens, et si le titre n'est pas évident, il n'est jamais injuste. Chaque statistique est cohérente, chaque élément du jeu est réaliste et l'ensemble a fait preuve d'un degré de crédibilité assez bluffant. Le joueur paira très cher une gestion à la mécanique rouillée et c'est un fait suffisamment rare dans le genre pour être souligné.
Enfin, au-delà des qualités indéniables du gameplay de Frostpunk, des éloges peuvent être faits sur sa bande-son, son atmosphère, son esthétique et son interface. La patte steampunk est tout bonnement somptueuse, qu'il s'agisse des animations des bâtiments, des différents jeux d'éclairage ou du design global des infrastructures. Les détails sont précis, et, petit plaisir coupable de gouverneur bien calé au chaud dans son fauteuil, voir la neige fondre au passage des travailleurs puis la voir recouvrir les toits en cas de tempête est un vrai régal pour les yeux. Ajoutez à cela un sound design proprement exemplaire, qui donne une ambiance sonore à la ville criante de vérité et aux conditions climatiques une vraie sensation de mordant et vous comprendrez que l'immersion dans le jeu est immédiate. Les musiques, quant à elles, rendent parfaitement justice aux différentes situations traversées par votre cité, accélérant le rythme en période de tension et se faisant plus calmes, mais toujours très mélancoliques dans les moments plus modérés.
Un jeu riche en surprises qui devient prévisible
Alors, si vous avez lu ces quelques lignes, vous êtes en droit de vous poser la question de savoir ce qui cloche chez Frostpunk pour qu'il ne se hisse pas plus haut que le 16 sur 20 qui conclut ce test. En réalité, le jeu n'a pas de réel gros défaut, simplement que d'un simple constat découle une somme de petites déceptions qui empêchent le jeu de s'épanouir pleinement. Effectivement, vous l'avez compris, les trois scénarios de Frostpunk sont couronnés de succès après plusieurs tentatives, plus ou moins nombreuses en fonction de vos affinités avec les jeux de gestion en général. Il n'existe pas réellement de dose d'aléatoire dans le titre, ce qui a pour conséquence de vous inciter d'une partie sur l'autre à préparer votre colonie en anticipation des éléments scénaristiques à suivre.
De fait, le joueur, déjà bien conscient des dangers futurs, sera plus enclin à prendre des décisions en fonction de ces derniers plutôt qu'au regard de l'urgence actuelle. Et en définitive, les essais multiples invitent à une compréhension rapide des erreurs à ne pas commettre en tout début de partie, mais aussi des lois à ne pas voter ou du moins à réserver pour plus tard. C'est alors que, quel que soit le scénario traversé, le joueur passera rapidement en mode « pilote automatique », axant l'optimisation de sa partie dans une optique de victoire plutôt que dans une vision bienveillante pour le peuple qu'il dirige. Si effectivement les mesures les plus radicales ne sont pas forcément plaisantes à prendre, rien de comparable ici à This War of Mine. Comme dans tous les jeux de gestion à grande échelle, difficile de ne pas privilégier les statistiques pures au détriment de l'humain, sans pour autant se sentir moralement impliqué par l'adversité que provoquera nos décisions. La gestion devient clinique et froide, et, à moins que ce ne soit là le message sous-jacent que voulait faire passer 11 Bit Studio, on espérait plus d'hésitation à la promulgation de lois moralement inacceptables.
En outre, vous vous rendrez vite compte que le livre des lois n'est pas vraiment flexible, et que s'il existe bien deux ou trois chemins différents à prendre pour réussir une partie, vous ne dévierez jamais vraiment de ceux qui fonctionnent le mieux, amputant très rapidement Frostpunk de son rayonnement moral qui pourtant semble solide lors de la toute première partie. Car finalement, une partie maîtrisée, c'est une partie qui ressemble plus ou moins à une autre et vous arriverez à un stade où seules les variantes de choix dans l'arbre technologique apporteront de la diversité à votre session de jeu.
C'est vraiment là l'un des éléments les plus regrettables du titre, qui se pliera approximativement entre 12 et 15 heures maximum. Bien évidemment, les joueurs en quête de partie parfaite ou de mode de difficulté élevé pourront y trouver une durée de vie plus étendue. Les autres, en revanche, pesteront sans doute contre sa durée de vie limitée pour le genre, tout en ayant eu la sensation toutefois d'avoir joué à un titre vraiment original, hypnotique et terriblement maîtrisé.
Trailer de Frostpunk
Points forts
- La précision de toutes les mécaniques de gestion
- Un propos intelligent
- 3 scénarios, 3 manières de réussir
- Interface presque irréprochable
- Visuellement superbe
- Immersion remarquable
- Bande son de qualité
Points faibles
- Un cadre scénarisé qui trouve ses limites
- Durée de vie faible pour le genre
- Dimension morale pas aussi percutante qu'on l'aurait aimé
- Livres de lois finalement trop peu flexibles
Frostpunk est une preuve incontestable du talent des équipes de 11 Bit Studio. Le titre est d'une précision exemplaire dans ses mécaniques de gestion, intelligent dans son propos et à tomber par terre esthétiquement. On prend un plaisir incontestable à tenter de faire survivre sa société dans des conditions extrêmes, à force d'échecs et de tâtonnements qui aident le joueur à comprendre les erreurs commises dans un titre rigoureux, mais jamais injuste. Cependant, en raison de sa construction, Frostpunk trouve rapidement ses limites et s'y frotter, c'est se confronter à une systématisation de prises de décisions « qui fonctionnent », faisant passer le joueur en mode automatique, mettant ainsi du plomb dans l'aile à la portée morale recherchée par le studio polonais. Un peu court, pas totalement parfait, Frostpunk ne demande que quelques ajustements supplémentaires et un soupçon de contenu en plus pour s'imposer comme le meilleur jeu de gestion de ces dernières années.