28 octobre 1993, Tokyo. Il est 10 heures du matin et plusieurs centaines de développeurs et employés de studios se pressent à l’entrée de l’auditorium n°10 de Shinagawa. Dans les coursives, l’excitation est à son comble et Ken Kutaragi mesure le chemin parcouru. Fasciné par les nouvelles technologies, ce fils de commerçant est en passe de gagner son pari. Dix ans ont passé depuis qu’il a découvert le System G, un calculateur graphique capable d’afficher un visage généré par ordinateur. Depuis cette époque, il n’a cessé de croire à la démocratisation de la 3D et sait qu’il est à un tournant de sa carrière. Alors que la salle se remplit, l’employé de Sony et son acolyte Terry Tokunaka peaufinent leur présentation tandis que les six prototypes de la PS-X, cachés par des draps blancs, s’apprêtent à diffuser les démos techniques, dont une tête de T-Rex plus vraie que nature. Cette fois, il n’est plus question de reculer, l’ère de la PlayStation peut commencer.
La création d'une console est souvent un parcours du combattant. Durant ces années de réflexion, il arrive que la production soit émaillée d'évènements pouvant bouleverser les plans initiaux. De ce fait, de nombreux éléments (désaccords en interne, réaction du public, réception des développeurs…) peuvent aboutir à un concept ou hardware bien différent de ce qui était prévu à l’origine. Ainsi, saviez-vous que l’ingénieur de la Lynx d’Atari a eu un impact certain sur la création de la Game Gear ? Imaginiez-vous possible un partenariat entre SEGA et Sony ? Vous doutiez-vous que le design de la NES a été réalisé en une heure ? Saviez-vous que la Game Boy a failli être une catastrophe industrielle ? Des histoires étonnantes et qui auraient pu changer le marché du jeu vidéo tel qu’on le connaît sommeillent encore. En complément des making-of que vous avez pu découvrir ces derniers mois, Jeuxvideo.com vous racontera désormais l’histoire de ces machines, mais surtout de ces hommes et femmes qui ont dû se battre pour que le rêve devienne réalité.
Et pour ce dossier, nous avons choisi la console qui a traversé les générations et qui est devenue une marque à part entière : la PlayStation. Avant d’arriver sur le sol japonais le 3 décembre 1994, il a fallu toute l'abnégation et la passion d'un ingénieur du nom de Ken Kutaragi. Un véritable feuilleton sur fond de trahison, de retournements de situation et de prouesses technologiques. Bonne lecture et n’hésitez pas à nous dire, dans les commentaires, quelle console vous aimeriez découvrir la prochaine fois.
Le regard sûr de lui, Ken Kutaragi s’avance vers le conseiller d’orientation. Alors que tous ses collègues d’université se destinent à des carrières dans de grands groupes (compagnie de téléphone NTT, Mitsubishi…), lui a l’intention de prendre un chemin différent. Né à Tokyo en 1950, le fils Kutaragi est passionné par l’électronique et l’informatique et choisit de rejoindre Sony, une firme qui n’est que cinquantième sur la liste des établissements les plus prisés par les étudiants. Son père, Takeji Kutaragi, qui s’est toujours méfié des méthodes du gouvernement japonais (au point d’utiliser de l’argent liquide et de rompre tout lien avec les banques), est ravi. Et pour cause, Sony a tout de la carrière parfaite pour sa progéniture et ne ressemble en rien à une entreprise japonaise traditionnelle. En 1975, Ken Kutaragi postule et reçoit une lettre d’embauche pour une période d’essai qui le conduit vers une longue carrière au centre de recherche du traitement de l’information chez Sony à Atsugi. À ses débuts, il travaille sur divers prototypes d’appareils d’affichage, et notamment les tubes cathodiques Trinitron. Au fil du temps, il se perfectionne dans les techniques d’imagerie, mais subit un revers (il n’arrive pas à imposer un téléviseur LCD) qui le pousse à se tourner vers le matériel audio. Très futé, le natif de Tokyo a alors l’idée de combiner l’affichage LCD aux platines cassettes, notamment pour faire apparaître des barres lumineuses indiquant la hauteur du volume sonore. La technologie, extrêmement onéreuse, est validée. Cependant, Ken Kutaragi n’est qu’à moitié convaincu. Ce qu’il souhaite avant tout, c’est toucher par ses inventions un maximum de gens, autrement dit le grand public. Cette obsession l’amène à se pencher sur les technologies numériques et notamment les disquettes. Affichage, audio, informatique… l’ingénieur japonais touche à tout et multiplie les idées et concepts, se heurtant parfois violemment à la rigidité et au manque d’ouverture de ses supérieurs. Trop onéreuses, trop ambitieuses, trop irréalistes, incompatibles avec une production de masse… les avis fusent sur ses créations et le jeune homme encaisse sans se laisser abattre. Ces épreuves, symboles d'une ténacité hors-normes, vont alors développer sa personnalité.
LA RÉVÉLATION ET LE CHOC
Nous sommes désormais en septembre 1984. Alors que les technologies numériques se développent, et notamment le support CD, Ken Kutaragi est stupéfait lorsqu’il découvre le System G (Gazo, image en japonais). Le calculateur graphique, destiné à produire des effets spéciaux pour la télévision, affiche un visage entièrement numérisé. Pour visualiser le contexte de l'époque, nous avons demandé à Thomas Martin, créateur de l’excellente émission CGM relatant les origines de l’image de synthèse au cinéma, de nous expliquer à quoi pouvait ressembler ce fameux visage :
À l’époque, pour numériser des objets en 3D, pas de secret, il fallait soit des schémas techniques, soit des photos. Ainsi, afin de créer un visage, il fallait dessiner des polygones sur la peau de la personne à numériser, avant de la prendre en photo de face et de profil. Ces deux angles, encodés simultanément sur ordinateur, permettaient ensuite d’obtenir des coordonnées dans l’espace de manière à créer de la 3D. Fort heureusement, le développement des scanners Cyberware (au milieu des années 80) changera la donne pour le cinéma, avec des films comme Star Trek IV ou encore Abyss.
Dans l’esprit du créateur, cette performance graphique est une révélation. Depuis quelques mois, il passe en effet du temps à jouer à la Famicom (la NES chez nous) avec son fils et il se met à rêver d’implanter une telle technologie dans une console. Si cela peut paraître surprenant, surtout quand on jauge les techniques de l’époque, c’est pourtant l’idée qui lui traverse l’esprit à ce moment-là. Et il ne va pas la lâcher… même si le temps va passer et amener le jeune homme à l’orée des années 90.
En 1989, Nintendo anticipe la démocratisation du CD-ROM et se tourne vers Sony, déjà fabricant des puces sonores de la Super Nintendo, pour réaliser une extension exploitant ce support et destinée à cette console.
Ken Kutaragi, à l’origine de la fameuse puce, est logiquement amené à travailler sur le projet. Au bout de deux ans d'efforts, deux prototypes voient le jour :
- Une extension comprenant un lecteur CD et venant se brancher à la console. Il s’agissait d’un modèle destiné aux développeurs.
- Un modèle « tout-en-un » réunissant le hardware Super Nintendo et le lecteur CD destiné à la commercialisation. (le prototype retrouvé en 2015 et désormais star de nombreux salons)
Le 29 mai 1991 restera comme un moment charnière de la carrière de Ken Kutaragi. Cette date, l’homme s’en souviendra toute sa vie. Alors qu’il se trouve sur le quai 21 de la gare de Tokyo, il reçoit la visite de son directeur des relations publiques, Nobuyuki Idei. Ce dernier tient une note à la main et la tend à son interlocuteur :
Hey ! Kutaragi, lis ça ! Apparemment, Nintendo a déchiré son contrat avec Sony et s’est alliée avec Philips.
À la lecture du document, l’intéressé se prend une véritable onde de choc à la figure. Lui qui s’apprêtait à partir à Kyoto afin de discuter avec Nintendo de la date de sortie du CD-ROM pour la Super Nintendo est abasourdi. Nintendo, l’entreprise pour qui il a un véritable affect’ (depuis l’époque de la Famicom), vient de lui porter un coup de poignard dans le dos. À l’étude depuis septembre 1989, le projet PlayStation vient de tomber à l’eau. En opposition à une workstation, autrement dit un ordinateur dédié au travail, la playstation est un ordinateur dédié au jeu. Ken Kutaragi, qui a dû lutter dans le but d'imposer cette idée au sein de Sony, est écœuré et décide, malgré cette cruelle volte-face, de se rendre chez Nintendo. Durant le voyage, et afin de tirer au clair cette affaire, il tente d’obtenir une réponse de la part de Philips aux Pays-Bas, mais personne, au bout du combiné, ne lui confirme la nouvelle. Sur place, Kutaragi et Idei rencontrent Minoru Arakawa, Président de Nintendo of America. Cependant, l’échange est glacial et les deux hommes décident de rebrousser chemin.
Pour comprendre, il faut s’imaginer un triangle « amoureux », Sony / Nintendo / Philips, qui a conduit à une trahison. Nintendo a négocié conjointement et en secret des deals avec ses deux partenaires et s’est rendue compte, entre-temps, que l’accord signé avec Philips, notamment dans le cadre du CD-i (une console multimédia sortie en 1991 aux États-Unis), était beaucoup plus intéressant pour son avenir. Néanmoins là où la situation est ubuesque, c’est que des pontes chez Sony, travaillant sur des produits destinés au CD-i, étaient au courant, mais se sont gardés d’avertir Kutaragi de ce qui se tramait. En l’état, l’histoire est beaucoup plus complexe mais cela montre à quel point Ken Kutaragi, par ses idées et ses concepts en avance sur son temps, pouvait gêner en interne. Généralement, on parle de concurrence entre les différents départements ou équipes. Là, la ligne rouge a clairement été franchie. Et Kutaragi n’était pas encore au bout de ses surprises.
FAIS-LE
Lors du CES de l’été 1991 à Chicago, Sony Electronic Publishing (filiale de Sony of America) annonce, par la voix de son Président Olaf Olafsson, l’arrivée d’une nouvelle machine équipée d’un lecteur CD-ROM. Apprenant que Nintendo a décidé de les trahir, le Président de Sony, Norio Ôga, décide malgré tout de présenter l’appareil. Pour le dirigeant, il n’est pas question que le travail effectué par son entreprise soit jeté par la fenêtre. Au sein de l’industrie, l’annonce fait grand bruit et Sony reçoit les louanges. Néanmoins, le lendemain, Nintendo dégaine à son tour et lance au monde entier que son partenaire n’est pas Sony mais... Philips. Au siège de Sony, l’onde de choc est monumentale. Norio Ôga n’en revient pas qu’un contrat, signé de sa main et de celle de Hiroshi Yamauchi, Président de Nintendo, ait été déchiré. Dans bien d’autres contextes, cette situation aurait pu être catastrophique. Néanmoins, la hargne d’un Ôga revanchard, conjugué à la vision de Kutaragi va amener l’entreprise à l’une de ses plus belles réussites. Pendant un temps, Sony envisage de cesser la production des puces sonores de la Super Nintendo, mais décide de traiter les deux affaires séparément. Ken Kutaragi, quant à lui, qui s’est retrouvé à la tête du projet PlayStation est traité comme un véritable paria. Beaucoup de ses collègues estiment que l’homme est coupable de cette situation. Et plus que tout, ils sont très hostiles à l’idée que Sony s’implique dans le marché du jeu vidéo. C’est pourtant ce qui va se produire…
Le 6 mai 1992, après plusieurs mois de négociations avec Nintendo (pour trouver une issue au projet PlayStation), Sony stoppe ses relations avec la firme de Kyoto. Au même moment, SEGA récupère près de 52% du marché occidental (États-Unis et Europe) et Ken Kutaragi comprend que la suprématie de Nintendo est en train de vaciller. Bien que déprimé par ce qui est arrivé, le Japonais estime qu’il est plus que temps de réagir et se met à réfléchir au projet d’une console unique. Le 24 juin 1992, lors d’une réunion en compagnie de Norio Ôga, Ken Kutaragi fait face à des dizaines d’actionnaires prêts à le dévorer. Tous sont en faveur d’un retrait du secteur vidéoludique.
Kutaragi, lui, reste droit dans ses bottes :
Nous avons commencé à mettre au point une nouvelle plateforme, en secret, distincte de la machine compatible Nintendo ; elle produit des images de synthèse en 3D. Avec cette technologie, nous sommes en mesure de créer des graphismes éblouissants avec lesquels la Super Nintendo ne peut absolument pas rivaliser.
Eh oui, souvenez-vous, dans ces jeunes années, l’ingénieur s’est perfectionné dans les métiers de l’imagerie, du numérique ou encore de l’audio et a une vision très précise de ce qui peut se faire. Le problème, c’est que le défi technologique est si énorme et ambitieux qu’il fait exploser de rire Norio Ôga. Kutaragi, bien conscient de la personnalité un peu fougueuse de son boss, va alors lui répéter : « Allez-vous simplement laisser tomber et oublier ce que Nintendo nous a fait ? » Faisant monter la colère d’Ôga, Kutaragi conclut par un « S’il vous plaît, prenez une décision ! » qui fait mouche. Le visage rougi par l’émotion, Norio Ôga, au nez et à la barbe des détracteurs de Kutaragi, lui balance :
Si tu es vraiment sincère, prouve-moi que c’est possible ! Do it !
Ébranlé par l’épisode PlayStation, Sony a longtemps été considéré comme un fabricant d’électronique et non pas un développeur de jeux. Le Président de SEGA, Hayao Nakayama, utilisera d’ailleurs cet argument quand Tom Kalinske, Président de SEGA of America, lui proposera une console en partenariat avec Sony :
Quoi ? Qu’est-ce que tu me racontes là ? Sony n’y connaît rien en jeux vidéo. Ils ne savent ni créer des consoles, ni faire des jeux.
Même si c’est l’image que renvoyait Sony à l’époque, l’intéressé a oublié que Sony possédait pourtant bel et bien un studio installé à Los Angeles : Sony Imagesoft. Fondé en 1989, il s’agit d’un éditeur qui a participé à de nombreuses adaptations et conversions (réalisées par divers studios de développement) : 3 Ninjas Kick Back, Bram Stoker's Dracula, Cliffhanger, Last Action Hero, etc. Le 20 mai 1992, Sony et SEGA annonceront leur collaboration en vue de créer des jeux pour les consoles SEGA. C’est ainsi que verront le jour Hook, Chuck Rock ou encore Mickey Mania sur MEGA-CD. Bien avant la PlayStation ou même le CD-Rom de la Super Nintendo, Sony affichait déjà ses ambitions en matière de jeux vidéo et a pu commencer à s’imprégner des tendances du marché.
LE PROJET EST LANCÉ
Pour mener à bien son projet fou, Ken Kutaragi s’est entouré de personnes de confiance. Si la plupart des responsables de Sony étaient contre ses idées, il a tout de même pu compter sur quelques soutiens. L’un d’entre eux, Tetsuji Yamamoto, futur créateur de la série Jumping Flash se rappelle :
On avait une division appelée « salle de préparation » à laquelle d’autres personnes liées au développement et moi-même étions rattachées. À cette époque, le premier prototype de la PlayStation n’existait pas et nous étions tous chargés de réfléchir jour et nuit à des questions aussi variées que « qu’est-ce qu’un polygone ? » ou encore « quel impact aurait sur le jeu vidéo l’arrivée de la 3D ? ». Notre division devait absolument fournir de la matière à la maison-mère Sony pour justifier l’existence du projet PlayStation. J’ai souvenir que Kazunori Yamauchi (NDA : futur concepteur de Gran Turismo) et moi-même ne rentrions quasiment jamais chez nous.
C’est cette division qui a permis à Ken Kutaragi de se liguer contre ses détracteurs afin ensuite de convaincre Norio Ôga. Cependant, il faut bien se rendre compte que le défi est démentiel. Il faut réfléchir à une technologie permettant de convertir les sprites 2D en image 3D, il faut un moteur graphique en 3D temps réel ainsi qu’un applicateur de textures. Néanmoins, avant toute chose, la console a besoin d’un processeur dédié. Ken Kutaragi, entouré d’ingénieurs de Sony, se tourne vers le R3000A de MIPS, une puce utilisée dans le cadre de la conception d’ordinateurs professionnels. Un temps, il envisage de l’appliquer tel quel en lui ajoutant des circuits supplémentaires de manière à booster la puissance mais cette solution est beaucoup trop onéreuse. Devant une impasse, il se tourne finalement vers un partenaire de MIPS : LSI Logic. L’entreprise, qui est basée aux États-Unis, connaît parfaitement la R3000A et possède tous les outils afin de créer un processeur éponyme réunissant toutes les fonctions nécessaires pour une console : un moteur de transformation de géométrie, un moteur de décompression de données ainsi qu’un co-processeur spécialisé dans les calculs 3D. Pendant de nombreux mois, Sony et LSI Logic se « partagent » les employés afin de mettre au point la puce la plus performante qui soit. Alors que la conception de la machine se poursuit, Sony, par le biais de Terry Tokunaka, érige une nouvelle division : Sony Computer Entertainment (SCEI). Entièrement dédiée à la future PlayStation, cette entité nippone (qui sera suivie de structures identiques en occident) a pour but de gérer le catalogue de jeux à venir. Car si l’architecture de la console se développe, Sony se heurte à une réalité : ils sont incapables de créer des jeux. Ils vont alors se tourner vers une cinquantaine de studios, dont de très grands noms.
Si le Président de Sony, Norio Ôga, a eu un impact énorme sur la création et le lancement de la PlayStation, il est aussi à l’origine d’une décision qui a fait grand bruit en interne :
Kutaragi est bien trop doué. Il était entré en conflit avec de nombreuses personnes et il y avait trop de tensions au sein de la compagnie ; où qu’il fût, on s’opposait à lui, on lui trouvait des défauts. Je sentais que ses idées finiraient par être anéanties au siège de Sony. En maintenant un employé si talentueux à Gotanda, je savais qu’il ne réussirait jamais. J’ai donc déplacé Kutaragi et neuf autres membres de son équipe dans les locaux de Sony Music, vidé l’ancien bureau d’Epic-Sony à Aoyama et installé un espace de travail où l’équipe pourrait travailler au CD-Rom avec un personnel spécialisé dans les logiciels. De nombreuses personnes se sont plaintes de cette situation, mais j’ai tenu bon malgré tout. Je peux affirmer en toute sérénité qu’un des facteurs ayant conduit au succès de la PlayStation a été d’extraire le génie Kutaragi du siège de Sony.
LE DÉFI DE CONVAINCRE
La visite des studios commence très tôt, bien avant que le prototype de la console ne soit finalisé. Pour mettre un maximum de chance de leur côté, les intéressés se déplacent avec plusieurs démonstrations réalisées à l’aide de stations Silicon Graphics. Ces séquences précalculées et enregistrées sur VHS font pourtant leur effet. Tour à tour, les dirigeants de Namco, Konami, Capcom ou encore Squaresoft découvrent une course de F1, un dragon cracheur de feu et différents décors en 3D, le tout saupoudré de chiffres matérialisant le nombre de polygones ou de pistes sonores. Bien que séduits par les supposées performances de la bête, tous mettent en garde Sony sur le risque entrepris et certains vont même jusqu’à exiger trois millions de ventes avant de commencer la production d’un jeu. Certains développeurs modestes acceptent de travailler sur la PlayStation, mais les plus importants craignent que la technologie embarquée soit incompatible avec les ambitions du marché.
C’est finalement de SEGA que le déclic va intervenir. En préparation depuis de longs mois, le jeu de combat Virtua Fighter fait l’effet d’une bombe ! Entièrement en 3D polygonale, le titre de Yu Suzuki, composé d’algorithmes de folie, devient un phénomène. Dès le printemps 1993, l'industrie apprend que SEGA prépare un jeu entièrement en 3D et les informations d'ordre technique commencent à circuler au sein des différents studios. Terry Tokunaka, responsable de Sony Computer Entertainment, reconnaît :
Nous devons vraiment une fière chandelle à SEGA, qui a sorti Virtua Fighter juste au bon moment (NDA : décembre 1993 en arcade). Ils ont prouvé qu’il était possible de réaliser des jeux en 3D. À compter de ce moment-là, la situation s’est inversée en notre faveur.
Namco, d’abord réticent à l’idée de développer sur PlayStation, change totalement d’avis. Rival historique de SEGA en arcade, l’éditeur japonais – qui travaille sur son futur jeu de course, Ridge Racer – voit en la PlayStation la possibilité de supplanter son concurrent tout en menant de front la création de jeux en 3D en arcade et sur console. Par ailleurs, l’entreprise conserve une rancœur envers Nintendo datant de l’époque de la Famicom. Dès lors, tout va s’enchainer. Alors que les négociations avec les autres développeurs se poursuivent, Ken Kutaragi et son équipe finalisent le prototype de la PS-X. Conçu en six exemplaires, ce sont ces machines qui font tourner les démonstrations lors de la conférence de développeurs le 28 octobre 1993. Takashi Usuki, un ingénieur ayant œuvré sur la conception de la PlayStation, se souvient :
Le prototype de la PlayStation se trouvait dans une énorme boîte, car il avait été construit sur une platine d’expérimentations (au lieu d’être soudés sur la carte-mère, les composants sont reliés par des fils). La démonstration principale était celle du T-Rex, les autres faisant office de démonstrations fonctionnelles : affichage de sprites 2D, de polygones 3D, de boîtes, de balles, éclairages et ombres dynamiques, etc. Nous avons créé ces démos fonctionnelles parce que les développeurs nous demandaient tout le temps quelle était la puissance de la PlayStation par rapport à la console de Nintendo.
Après la présentation théorique et le discours du Président Norio Ôga, un long silence parcourt la salle. Les 300 développeurs, représentant 60 studios, restent silencieux et distants et beaucoup peinent à s’enthousiasmer de l’arrivée de Sony sur le marché du jeu vidéo. Ken Kutaragi comprend alors qu’il faut passer à la vitesse supérieure. Dans la minute, les draps blancs qui cachaient les prototypes et les écrans sont enlevés et des groupes de cinquante personnes sont formés, chacun étant réparti sur une borne de présentation. Alors que les écrans s’illuminent, les convives – sans voix et en état de choc – découvrent une tête de T-Rex plus impressionnante que jamais. La séquence, d’une fluidité parfaite et en temps réel, subjugue l’assemblée. C’est cette fameuse démo technologique – en temps réel et en 60 images par seconde – qui sera récupérée (et améliorée) pour le compte du « Demo 1 », le fameux CD fourni en bundle avec la console. La conférence, menée de main de maître par Ken Kutaragi et son équipe, se termine sous les vivats et les applaudissements de la foule. Sony a réussi son pari : tout le monde ne parle plus que de ça et les quotidiens du lendemain annoncent en grande pompe l’arrivée du géant de l’électronique sur le marché du jeu vidéo. Sony, d’abord confronté à la réticence des développeurs, se retrouve avec des centaines de coups de fil à gérer et pour cause, tout le monde veut travailler avec eux ! Néanmoins, si le hardware est finalisé depuis fin 1992, il reste encore beaucoup à faire…
L’ART DU DESIGN
En 1993, un certain Teiyû Gotô, designer chez Sony depuis 1977, a pour mission de réaliser le look de la console. Alors qu’il imagine différents concepts, il apprend que Sony envisage de produire près de 300 000 machines par mois. On lui demande alors de travailler sur un design simple à assembler. Crayon en main, il élabore différents modèles et décide de peaufiner celui qui lui semble le plus sobre. Comme il aime le répéter :
La PlayStation, c’était un grand cercle et deux boutons.
Avec son approche rectangulaire et son énorme rond symbolisant le CD-ROM, la PlayStation est reconnaissable entre toutes. Ken Kutaragi, séduit par la machine, choisit une teinte grise pour que les possesseurs de la Super Nintendo, la machine à grand succès, ne soient pas rebutés. En l’état, et même s’il y a eu plusieurs prototypes, le design de la PlayStation a été conçu assez rapidement. En revanche, pour la manette, ce fut une autre paire de manches…
Teiyû Gotô souhaite se démarquer du modèle très classique des manettes, et notamment celles de la Super Nintendo. Il dessine plusieurs modèles et choisit celui qu’il estime le plus ergonomique. Néanmoins lorsqu’il présente la chose à Ken Kutaragi, ce dernier est estomaqué :
C’est quoi ce truc ? La forme est originale mais elle n’a pas l’air d’être facile à utiliser.
Alors que les manettes des concurrents sont plates et se tiennent à deux mains, celle de Gotô est en trois dimensions. Le Président Norio Ôga sera le seul à approuver ce design. Toutefois, et malgré la pression exercée par ses collègues, Gotô ne lâche rien. Il a mis plus d’un an à peaufiner ce design (en utilisant de la mousse acrylique) et compte bien le mener au bout.
Avec ses deux cornes, le pad PlayStation paraît très étrange au premier abord mais se laisse dompter dès qu’on y touche. Mieux, des tests réalisés avec des enfants confirment ce que pense Gotô : avec ces deux « accroches », la manette peut être secouée, inclinée et tenue dans différentes positions, répondant aux nouvelles normes des jeux en 3D. Alors que les voix discordantes se font en plus en plus pressantes, à commencer par Ken Kutaragi, c’est finalement Norio Ôga, le Président, qui intervient :
Cette manette avec des poignées est facile à utiliser, c’est un objet avec lequel les enfants comme les adultes aimeront jouer. Alors, arrêtez d’en discuter : ce design, vous le prenez ! C’est moi le Président, alors vous faites ce que je demande. Ou alors, vous êtes tous virés !
Teiyû Gotô, tout sourire, a remporté son pari. Anticonformiste au possible, la manette PlayStation va devenir LE symbole de la console et son design va traverser les générations. L'idée des symboles croix, carré, rond et triangle provient d'un désir de se démarquer de la concurrence. Plutôt que de choisir des chiffres ou lettres, Teiyû Gotô a cherché un système facile à mémoriser. Si la croix et le rond matérialisent le refus et la validation (en occident, cette logique sera inversée), le carré est synonyme de bout de papier (et donc de menu) tandis que le triangle, destiné à la caméra, montre une flèche pointée vers le haut. D'ailleurs, les couleurs de chaque bouton (qui aurait pu être tous de la même teinte) ont été sujettes à de longues discussions. Enfin, les boutons Start et Select devaient être reconnaissables au toucher, ce qui explique leur forme différente. En matière de design industriel, le hasard n'a vraiment pas sa place.
Teiyû Gotô s’est dans un premier temps résigné à l’idée d’utiliser un contrôleur avec des poignées. Même si le Président Ôga était convaincu, tous ses collègues étaient contre un tel design. Il a alors réalisé un modèle plus plat et classique qui convenait à la grande majorité. Néanmoins au moment de le présenter au Président, ce dernier s’est emporté :
Mais ça ne va pas du tout ! Il faut me changer ça ! Où est le contrôleur que tu m’as montré la dernière fois ?! Il allait très bien, lui !
Le pauvre pad va alors faire un vol plané et sera rattrapé in-extremis par le designer, ravi de se prendre un tel savon.
LE PHÉNOMÈNE
Portée par un design efficace, une manette à la forme unique et une communication maîtrisée et tournée vers les jeunes adultes, la PlayStation est lancée le 3 décembre 1994 au Japon, le 9 septembre 1995 aux États-Unis et le 29 septembre 1995 en Europe. La machine s’écoulera à plus de 100 millions d’unités à travers le monde, servira de véritable tremplin à toute une industrie et changera la vie de nombreux créateurs et créatrices. Plus puissante que n’importe quelle machine à l’époque et embarquant 2 MB de mémoire (alors qu’1 MB était prévu au départ), la PlayStation permet aux développeurs d’atteindre des résultats insoupçonnés. 2D, 3D, images de synthèse, compression vidéo de qualité… elle sait tout faire ! L’émergence de cette technologie est telle qu’elle provoque une véritable révolution. Certes, le CD-ROM n’était pas une nouveauté et avait déjà été utilisé avec la PC Engine, le MEGA-CD, la Jaguar ou encore la 3DO. Cependant, certaines machines ne proposaient pas le random access (accès direct) et aucune n’était en mesure de rivaliser face à la PlayStation. Seule la Saturn de SEGA, bien que plus faible en théorie, parviendra à résister les premiers temps avant de s’écrouler à son tour face au rouleau-compresseur de Sony. À l’époque, Ken Kutaragi et son équipe, qui ont pu compter sur le soutien fantastique de leur Président, ne le savent pas encore, mais une génération PlayStation est sur le point de naître.
Le mot de la fin : Norio Ôga (1930 – 2011) :
Il ne fait aucun doute que c’est Nintendo qui a propulsé Kutaragi dans cette direction. Cet incident (NDA : la trahison du support CD de la SNES) a été un moteur formidable. Il est certain que Nintendo ne s’attendait pas à ce que Sony aille si loin. Ma propre colère d’avoir été poignardé dans le dos a donné une impulsion supplémentaire. J’ai ressenti une détermination extraordinaire. J’étais impressionné par l’idée de Kutaragi et j’étais déterminé à faire de ce projet un succès.
Quelques anecdotes amusantes :
- Si le Président de Sony, Norio Ôga, a été séduit par la manette avec les poignées, c’est parce qu’il était titulaire du permis d’avion et d’hélicoptère. Il était pilote et le contrôleur à la forme originale lui rappelait le manche de ce type d’appareils.
- La célèbre intro du menu PlayStation a été composée par Takafumi Fujisawa, futur producteur de PaRappa the Rapper, Ape Escape ou encore Forbidden Siren.
- La démonstration du T-Rex a été conçue en référence à Jurassic Park, véritable phénomène cinématographique de l’année 1993.
- Teiyû Gotô, le designer de la PlayStation, est aussi à l’origine du design de la carte mémoire de la console.
- Afin de se démarquer de la concurrence, le Président Norio Ôga demande à ce que les CD de la PlayStation soient différents. Ken Kutaragi, avec son équipe, va alors imaginer ces CD dotés d’une couche noire qui seront l’un des symboles de la PlayStation.
Sources et ouvrages à lire :
- La Révolution PlayStation – Ken Kutaragi – Éditions Pix’n Love
- Pix'n Love #HS1 – La Guerre des 32 bits – Éditions Pix’n Love
- PlayStation Anthologie - Éditions Geeks Line
- Magazine The Game #2
- Magazines d'époque Joypad / Consoles +
- Icons : PlayStation
- Playstationgeneration.it