Fin novembre, Karl Slatoff, PDG de l'éditeur Take-Two, affirmait que la vente de jeux vidéo dématérialisé deviendrait bientôt la norme et que le marché physique s'éteindrait dans le même temps. Cette prédiction vous rappelle quelque chose ? C'est normal : les grands éditeurs annoncent l'âge d'or du dématérialisé depuis maintenant une bonne dizaine d' années. Mais la prophétie tarde à se réaliser, la faute à une installation internet qui fait défaut... mais aussi des habitudes tenaces des consommateurs.
Voilà de nombreuses années que les grands éditeurs de jeux vidéo, comme Activision-Blizzard, Ubisoft, Electronic Arts, ou encore Take-Two nous l'affirment : le marché du jeu vidéo physique est destiné à disparaître. Il y a environ une dizaine d'années, la montée en puissance du Xbox Live, bientôt imité par le PlayStation Network, a sensiblement modifié les comportements des joueurs et en effet, le dématérialisé semble prendre plus d'importance chaque année. Si l'on en croit le rapport remis à la presse par le Syndicat des Éditeurs de Logiciels de Loisir (SELL) début 2017, qui faisait le bilan 2016 du marché du jeu vidéo français, l'industrie a généré quelques 3,46 milliards d'euros à travers l'hexagone. En observant les chiffres, on constate que le dématérialisé occupe déjà une large place dans les dépenses des Français, puisqu'il a généré l'année dernière 1,17 milliard d'euros, en tenant compte des ventes sur consoles, PC, et mobiles. Les ventes de software physiques sont, elles, estimées à 795,6 millions d'euros par l'institut GfK, qui fournissait au SELL ces données.
Bien entendu, sur consoles de salon, le marché physique continue de dominer (22 % contre 14% du chiffre d'affaires 2016), mais sur PC, voilà déjà des années que le physique n'existe plus (1 % contre 12%). Steam, notamment, s'est largement installé sur les ordinateurs de tous les gamers et est devenu incontournable, quand bien même il avait subi de nombreuses critiques de ces mêmes joueurs à son lancement. Car de leur côté, les grands éditeurs, et mêmes les plus petits, ont tout intérêt à ce que le dématérialisé devienne la norme.
Plus pratique, plus économique
Car voilà, travailler avec les différents revendeurs de jeux vidéo est une entrave, quand bien même il reste des partenaires nécessaires... pour le moment, comme le disait le PDG de Take-Two lors de la 21ème Conférence annuelle sur la Technologie, les Médias et les Télécoms du Crédit Suisse, en novembre dernier :
La vérité est que le commerce de détail représente toujours la majorité de nos activités, et ce sont des partenaires très importants. Nous voulons faire tout ce que nous pouvons pour soutenir cet environnement, et nous le faisons, ce sont des partenaires marketing et de distribution très importants pour nous, mais encore une fois, c'est hors de notre contrôle.
« C'est hors de notre contrôle ». Voilà pourquoi les éditeurs se tournent de plus en plus vers la vente dématérialisée puisqu'elle leur permet de toucher directement le consommateur, sans avoir à s’embarrasser des liens commerciaux qui peuvent exister entre eux et leurs différents partenaires retailer. Car il faut garder en tête qu'avant que les jeux atterrissent en rayons, que ce soit chez Micromania, chez Carrefour ou la Fnac, les équipes commerciales des différents éditeurs et constructeurs doivent réussir à vendre leurs produits. Un processus fastidieux, coûteux, dont certains aimeraient bien se passer. Car les grands éditeurs ont soif de contrôle, et ce depuis toujours. Microsoft l'avait constaté à ses frais, en lançant en 2002 le Xbox Live ; le géant de l'informatique avait entamé un long bras de fer contre Electronic Arts, qui refusait que ses jeux soient soumis au service de jeu online de Xbox. Ainsi, pendant presque deux ans, la console avait été privée de la plupart des jeux édités par Electronic Arts, jusqu'à ce qu'un accord soit trouvé, courant 2004.
Aujourd'hui, les services online de Xbox et PlayStation sont plus souples que jamais et les grands éditeurs en tirent pleinement parti. Ils leur permettent de vendre, directement au consommateur, des jeux, des extensions, des micro-transactions. Certains ont même lancé leurs propres plates-formes, comme Electronic Arts avec Origin, ou Ubisoft avec Uplay. Sur PC, les joueurs sont depuis longtemps habitués à Steam ou Battle.net, la plate-forme de Blizzard. Les prix ne sont plus négociés, les stocks sont illimités, la logistique est réduite à sa plus simple expression. Dans le même temps, cela assèche le marché de l'occasion, si apprécié des joueurs mais mal perçu par les éditeurs. C'est plus facile, plus efficace, et surtout extrêmement profitable.
Les limites de l'infrastructure : la fibre, enjeu majeur
Seulement voilà : cela fait des années que le PSN et le XBL existent, que Steam cartonne, et d'autres solutions de jeu apparaissent, comme le cloud-gaming (Shadow, NVidia Grid...), mais le marché physique existe toujours. Et si le dématérialisé l'a définitivement supplanté sur PC, ce n'est pas le cas sur consoles de salon. Public différent, pratiques différentes ? Bien évidemment, mais il faut aussi garder en tête que le comportement des joueurs est aussi dicté par les moyens qui sont mis à leur disposition. Et pour beaucoup, il est souvent beaucoup plus facile d'aller acheter un jeu à la boutique du coin, plutôt que de le télécharger. C'est là qu'intervient la principale problématique des éditeurs de jeux vidéo : la démocratisation de l'ADSL et la généralisation des lignes à haut débit a certainement favorisé la progression du dématérialisé, mais les gamers ne jouissent toujours pas d'un débit suffisamment important pour qu'acheter et télécharger un jeu devienne une évidence pour tous.
Un problème qui n'en sera plus un lorsque la vaste majorité des joueurs sera équipée d'une connexion type fibre optique. Et c'est bien là que le bat blesse : dans les faits, peu de Français sont équipés d'un accès internet de ce genre. La Mission France Haut Débit estime, sur son site internet, que 51,2 % du territoire français a accès à l'internet à très haut débit ; une affirmation qu'il faut nuancer puisque le terme « très haut débit » englobe tant les connexions types fibre optique, que la VSDL et d'autres connexions câblées plus avancées que la simple ADSL. Adopté en février 2013 par le gouvernement français, le Plan France Très Haut Débit a pour but d'équiper 100 % du territoire en « très haut débit » d'ici 2022. Mais le Président Emmanuel Macron s'est à plusieurs reprises montré sceptique sur la question, estimant que le plan n'était pas réaliste en l'état.
« On ne la mettra pas partout jusqu'au dernier kilomètre dans le dernier hameau » Emmanuel Macron, le 12 juin 2017, au sujet de la fibre optique
Cela devrait prendre encore de nombreuses années avant que la plupart des Français ne soient équipés en fibre optique. Car cette installation, extrêmement coûteuse, est ralentie par les considérations financières des principaux concernés : les fournisseurs d'accès internet, et notamment Orange, SFR, Bouygues ou Free. C'est ce que nous expliquait David Larose, Directeur de l'Aménagement Numérique de la ville de Drancy.
La France a été découpée par zones, et chacun des opérateurs devaient déclarer leurs intentions d'y faire les travaux pour déployer la fibre. Sauf que SFR n'a rien fait, Free encore moins et donc Orange s'est retrouvé à devoir couvrir un territoire en étant pratiquement seul. Orange s'occupe en priorité des zones sur lesquels il s'était engagé, et il s'occupe des zones SFR en fonction des opportunités commerciales.
Car voilà, fibrer les Français, cela coûte cher. Très cher. À tel point que les opérateurs se sont engagés depuis plusieurs années dans une vaste partie d'échecs et chacun mène sa stratégie, en fonction des agissements du gouvernement ou des concurrents. Les FAI s'observent beaucoup. Avec toujours dans l'idée d'économiser sur les dépenses, comme nous l'explique David Larose.
L'ARCEP (Autorité de Régulation des Communications Electroniques et des Postes, ndlr) a obligé les opérateurs à partager leurs infrastructures, donc SFR et Free se disent « On va laisser Orange creuser et poser les fourreaux, et on leur louera ensuite ». Cela leur évite des investissements très coûteux, et même si les marges derrière sont moindres, l'investissement nécessaire de leur part devient négligeable.
Il devient alors nécessaire pour les différents opérateurs que les travaux entrepris soient profitables à un moment ou à un autre. C'est donc tout naturellement qu'ils privilégient les zones les plus intéressantes, en fonction de la densité de population, ou même plus précisément en fonction du type de population : certains sont plus demandeurs que d'autres. Un gamer aura donc tout intérêt à résider dans une grande ville, dans une zone densément peuplée, réputée jeune : « Nous sommes en plein dans la cible, mais nos parents beaucoup moins, par exemple » précise Larose, lui-même gamer.
En dehors des grandes agglomérations, la chose se complique fatalement. Mais les départements et régions plus rurales ont bien compris l'intérêt de la fibre puisque celle-ci leur permet d'attirer et/ou de conserver les entreprises qui en auraient besoin.
Des départements ou des régions ont mis en place des Délégations de Service Public, pour déployer la fibre sur leurs territoires mais la plupart sont partis en vrille, et ont coûté énormément d'argent aux villes. Elles ont finalement été abandonnées car elles représentaient un véritable gouffre financier.
Selon Larose, imaginer que les Français seront tous équipés de fibre d'ici 2022 est tout simplement « irréaliste ». De l'avis de cet expert, cela ne sera pas le cas avant 2025, et à condition que les opérateurs optent pour l'aérien : plutôt que perdre du temps à creuser pour enterrer la fibre, celle-ci passera, comme les lignes de téléphone classiques, dans les airs, suspendue à des poteaux. Une solution moins coûteuse et plus rapide, mais qui prendra encore du temps. Cette situation, on la vit en France mais elle existe partout dans le monde, et d'autres problématiques existent : aux Etats-Unis, la mise à mort de la neutralité du net par le gouvernement Trump pourrait avoir une incidence sur le prix des forfaits internet et les répercussions pourraient se faire sentir jusque chez nous, comme nous l'expliquions il y a quelques jours.
La loi du physique
En attendant, le jeu vidéo sous sa forme physique continue de vivre et est toujours vécu comme une nécessité pour les éditeurs de jeux vidéo. Tous les marchés sont différents mais dans un pays comme la France, être présent en magasin est toujours très important. C'est ainsi que Microsoft a fait entrer en rayon Cuphead et PLAYERUNKNOWN'S BATTLEGROUNDS, des boîtes Xbox One bien tangibles, qui contenaient... des codes de téléchargement. Nous sommes donc aller interroger Hugues Ouvrard, le directeur de Xbox France, qui nous confirmait l'importance du marché physique.
On a encore besoin du retail classique, il joue un grand rôle dans le marché. On fait souvent l'opposition entre le physique et le dématérialisé, mais c'est une erreur. Certains ne veulent pas acheter sur internet, pour différentes raisons {…} Le retail physique est ultra majoritaire dans le domaine de la console.
Car on a tendance à l'oublier mais une grande partie des joueurs ne consulte pas chaque jour l'actualité de l'industrie du jeu vidéo. Ils ne sont pas au courant de toutes les sorties à venir, de toutes les dernières polémiques. La boutique de jeux vidéo du coin, qu'elle appartienne à une chaîne ou non, est souvent la seule connexion qu'ont ces gamers avec le monde du jeu vidéo. Le dématérialisé ? Ils n'y ont que très rarement recours, la plupart du temps lorsqu'ils ne peuvent pas faire autrement. Les raisons sont multiples : débit internet insuffisant, impossibilité d'utiliser une carte de crédit en ligne... Sans oublier l'importance de l'aspect « collection », comme le précise Ouvrard. À la manière des livres, et à l'inverse de la musique, les gamers sont encore attachés au format physique et aiment aligner, sur leurs étagères, leurs boîtiers de jeux.
Sortir Cuphead, ou PLAYERUNKNOWN'S BATTLEGROUND, en boutique, permet donc de toucher ces joueurs, qui représentent une très vaste partie du public. Mais pas uniquement, puisque cette visibilité s'applique à tous les joueurs. Xbox a ainsi opté pour des boites, plutôt que les habituelles cartes de téléchargement.
Une boîte occupe plus de place, on leur offre une visibilité qui n'existe pas autrement. {…} PUBG, on a la prétention d'en faire un AAA, donc on lui donne la visibilité qui va avec un jeu de ce genre.
Une visibilité qui a porté ses fruits. PUBG réalise de très grosses ventes et selon le directeur de Xbox France, il devrait être l'exclusivité la plus vendue en France sur cette période de fin d'année, consoles Nintendo mises à part. Même chose avec Cuphead : le jeu de MDHR a bénéficié en France d'une sortie en boutique, dans une boite métallique en prime. De quoi redynamiser les ventes du jeu et proposer des résultats supérieurs à leurs homologues européens. À l'inverse, l'équipe française s'était contentée de cartes contenant des codes de téléchargement, pour Ori and the Blind Forest ; une petite pépite qui aurait mérité une meilleure visibilité en boutique, mais qui n'en a pas bénéficié, à l'époque. Les résultats furent « insuffisants », selon les dires du directeur de Xbox France. Et si Ouvrard reconnaît que les éditeurs ont tout intérêt à sensibiliser les joueurs au dématérialisé, voire à les éduquer sur ce sujet, il serait dangereux de leur forcer la main.
Ce sont les consommateurs qui définissent le marché. Ce n'est pas nous qui décidons comment ils achètent leurs jeux vidéo. Ce serait dangereux pour nous.
Pour eux, mais aussi pour les différents revendeurs, qui sont d'importants partenaires pour les éditeurs de jeux vidéo. Ouvrard nous a ainsi expliqué l'intérêt qu'ont les éditeurs à accompagner les revendeurs vers le dématérialisé, afin que la transition soit plus simple pour eux. Le directeur de Xbox France ne croit pas, lui, au tout-dématérialisé. Mais le dématérialisé prend une place toujours plus importante dans les habitudes des joueurs et il faut s'y préparer, dès maintenant, en partenariat avec les revendeurs. Pour Hugues Ouvrard, l'avenir, c'est le digital at retailer : la possibilité d'acheter dans les boutiques traditionnelles, des jeux dématérialisés. Des boutiques où la vente de jeux physiques aura toujours largement de la place, même dans dix ans. Une mutation nécessaire et profitable aux deux partis, et qui semble plus en adéquation avec le quotidien d'une vaste majorité de joueurs.