Grand Theft Auto III a démocratisé le jeu vidéo en monde ouvert à sa sortie en octobre 2001 et poursuivi le travail entamé par Shenmue un an auparavant bien que ce dernier ne soit pas à proprement parler un Open World, mais une suite d’environnements semi-ouverts. Depuis ces premières incursions sur PlayStation 2 et Dreamcast, les mondes ouverts se sont émancipés et ont commencé à exploiter la puissance encore toute relative des nouvelles plateformes de jeu au point de devenir omniprésent dans une industrie naissante. Depuis ce jour, le monde ouvert se répand comme une traînée de poudre et il est quasiment impossible d’y échapper.
Les Open World poussent au XXIème siècle comme des champignons et saturent le marché. Jeu d’aventure, Muso, jeu de course… tous les genres (ou presque) sont désormais touchés par ce phénomène et les éditeurs se ruent sur cet eldorado présumé le mors aux dents. Mais quelles sont les limites d’un monde ouvert ? Peut-on gamifier la réalité sans créer un monde aseptisé et redondant ? Voici quelques éléments de réponses.
Cet article entrant dans la rubrique "Débat et opinion", il est par nature subjectif. L'avis de l'auteur est personnel et n'est pas représentatif de celui du reste de la rédaction de Jeuxvideo.com.
Des univers “gamifiés” et aseptisés
Un monde ouvert est un création complexe composée d’éléments aussi divers que variés. Faune et flore donnent vie à des biomes peuplés d’individus aux comportements codifiés. Le relief - et donc le Level Design - s’étend à perte de vue. Les environnements répondent à une fonction précise et dépaysent le joueur s’étant aventuré sur ces terres inconnues. Studios et éditeurs jouent ainsi à Dieu et créent un monde à leur image, non pas en 6 jours mais sur plusieurs années et tentent de reproduire le réel non sans une pointe de fantaisie et de liberté.
Le jeu vidéo est un “jeu” et se doit de divertir. La conception d’un monde ouvert est enchaîné à cet objectif et est contraint d’y répondre de la meilleure des manières. Il n’y a aucun intérêt à singer la réalité pour le simple plaisir de la reproduire. Un Open World a le devoir d’être fun quitte à déroger à certaines règles élémentaires de ce monde, faire des concessions sur la richesse des lieux visités ou encore “gamifier” la moindre parcelle de terre environnante sous peine de décevoir un joueur plongé dans un ennui profond après plusieurs minutes passées à gambader en vain.
Red Dead Redemption fait office de maître en la matière. Il est impossible de parcourir les états du Sud sans tomber sur une bande de hors-la-loi, un braquage de diligence… et ces événements accompagnent le voyage d’un cowboy persuadé de parcourir un monde bel et bien vivant et non une coquille vide. Mais le jeu de Rockstar Games est loin d’être parfait et atteint rapidement ses limites la faute à des allers-retours incessants (particulièrement au Mexique), malgré les voyages rapides et un plaisir non dissimulé à chevaucher sa monture dans la pampa. Aussi volontaires et créatifs soient les studios, la complexité du réel est un Graal inaccessible.
Ghost Recon Wildlands : Une bolivie vaste et sublimée
L’univers qui nous entoure évolue de manière organique là où un univers fait de pixels est menotté aux lignes de codes qui le régissent. Un monde ouvert est un ensemble de systèmes définis en amont et répliqués sur l’ensemble d’une carte plus ou moins étendue. La qualité de ce monde créé de toutes pièces se définit alors par la finesse, la déclinaison et le nombre de ces copier-collers. La gamification est la clé d’une expérience de jeu à la fois fun et prenante. Parcourir le réel n’a rien d’exceptionnel et le faire sans objectif lasse rapidement. Les créatifs s’emploient alors à occuper l’espace, et à rendre ludique la moindre action, le moindre déplacement en jeu. Le systémique des mondes ouverts est pointé du doigt et à raison par des joueurs ayant soupé d’une recette ingurgitée à de trop nombreuses reprises.
Récolter des “collectibles” aux quatres coins du monde ou grimper en haut d’un bâtiment pour dévoiler une carte n’a rien de fun quand il s’agit de parcourir des centaines de kilomètres virtuels pour répéter des dizaines de fois la même action. Le plaisir n’est pas dans la répétition stricto sensu, mais se trouve dans une abondance maîtrisée. Surprendre le joueur est primordial. Le plaisir ressenti par la simple découverte d’une mécanique de jeu ou un pan entier du lore ignorés jusqu’ici attisent la curiosité du joueur et le poussent à s’aventurer toujours plus loin dans ce monde. Et à ce petit jeu, The Legend of Zelda : Breath of the Wild est un modèle du genre. Même après des centaines d’heures, le monde d’Hyrule recèle encore bien des mystères.
The Legend of Zelda : Breath of the Wild - Un monde gigantesque
Un frein à la narration
Un film est une expérience linéaire sans possibilité de dévier de la trajectoire imaginée par le réalisateur et ses équipes, et il en va de même pour la littérature, la bande-dessinée, la musique. Le jeu vidéo a cette particularité que le joueur est acteur et non spectateur de sa propre expérience et les créatifs bâtissent celles-ci autour de ce principe immuable. Caméra fixe, aventure linéaire, cinématique… les outils ne manquent pas pour compter une histoire, mais le monde ouvert est une épine dans le pied de la narration.
Le risque est grand pour les scénaristes une fois plongés dans l’enfer des Open World. Celui de voir le joueur se perdre sur les vastes étendues d’un univers pensés pour divertir au détriment d’un scénario devenu secondaire. Aussi haletant soient les scénarii de The Elder Scrolls V : Skyrim et Ghost Recon Wildlands, ces derniers s’avèrent anecdotiques face à la richesse et l’ampleur du monde dans lesquels ils prennent place. Le récit est alors clairsemé et esclave du bon vouloir du joueur. Le rythme lui-même en pâtit. Moteur de son aventure, le joueur juge bon ou non de faire progresser le récit, qui plus est à un rythme qui le sied. L’intensité se liquéfie au contact des quêtes secondaires et d’une gamification poussée à l’excès.
La franchise Yakuza est une petit perle narrative reprenant les codes des films de gangsters japonais au cours de récits n’ayant rien à envier au 7ème art. Et pourtant, les phases en monde ouvert cassent partiellement le rythme et empêchent le scénario de s’épanouir pleinement. Aussi funky soit le karaoké et aussi prenante soit la drague d’hôtesse, l’histoire fait le pied de grue en attendant un joueur facilement déconcentré par les attraits du quartier chaud de Tokyo. Elu parmi les élus des jeux Open World, The Witcher 3 : Wild Hunt a réconcilié à sa sortie en mai 2015 monde ouvert et narration. Scénario aux rebondissements multiples et aux personnages complexes au coeur d’un univers fantaisiste cohérent, le titre de CD Projekt a démontré le bien-fondé d’une telle union à condition de faire de ce monde ouvert un moteur narratif à part entière.
Yakuza 6 : Une mise en scène cinématographique
Les mondes ouverts pullulent depuis une décennie et semblent faire l’unanimité parmi les éditeurs historiques. Chacun y va de son Open World toujours plus grand, toujours plus dense, et délaisse le sens du détail et la variété au profit d’un monde systémique né d’un empilement de copier-collers massifs. Les exemples de réussite alliant vastes étendues, narration et richesse du lore existent pourtant et prouvent le bien fondé des mondes ouverts, mais ce procédé reste encore trop souvent un cache-misère utile pour étendre la durée de vie et surfer sur un énième effet de mode.