Qu’il semble lointain le temps des files d’attente défiant l’horizon devant un Micromania, une FNAC ou feu un Score Game dans l’espoir d’obtenir le dernier exemplaire du Graal vidéoludique du moment. Les mœurs ont changé, tout comme les habitudes de consommation des joueurs qui privilégient désormais la simplicité et l’immédiateté. Autrefois seule alternative sur un marché 100% physique, la boîte a laissé place petit à petit aux versions dématérialisées qui se sont imposées au fil des années aux yeux des consommateurs et des industriels. Quand bien même, les versions physiques sont-elles vouées à disparaître ? Voici quelques éléments de réponse.
Cet article entrant dans la rubrique "Débat et opinion", il est par nature subjectif. L'avis de l'auteur est personnel et n'est pas représentatif de celui du reste de la rédaction de Jeuxvideo.com.
Une démonstration par les chiffres
S’il est bien une preuve pouvant être difficilement contestée, ce sont les chiffres. Il est aisément facile de les faire parler, voire de les plier à une vision parfois erronée du monde. Mais ces derniers restent impartiaux une fois pris et analysés pour ce qu’ils sont. Avant de plonger volontairement dans cette tornade numéraire, il convient de différencier les résultats avérés des spéculations et autres projections.
Selon la célèbre firme SuperData Research spécialisée dans l’analyse de l’industrie du jeu vidéo, les ventes digitales sur PC et mobiles ont connu une croissance de près de 10% à mois comparés pour janvier 2016-17. Et cette croissance à 2 chiffres fait écho à un marché dématérialisé toujours plus présent sur PC et consoles avec respectivement +34% et +32% en l’espace d’un an. Et le marche US témoigne d’une croissance stable en 2017. Les +10% de janvier 2017 n’étaient pas une anomalie et se répercutent en juin. De plus, les résultats annuels du géant américain Electronic Arts corroborent cette montée en puissance du digital dans la stratégie des éditeurs. +20% sur l’année fiscale 2017 en comparaison de 2016 soit 61% des profits sur FY2017.
Bien que ce ne soient qu’une suite de projections, les chiffres avancés par IDATE DigiWorld et le SELL prévoient une main mise du digital sur le marché du jeu vidéo d’ici à 3-4 ans avec respectivement 93% et 89% des ventes de jeux selon le laboratoire d’analyse pour un chiffre d’affaires s’élevant à 73 milliards d’euros (48,1 milliards d’euros en 2017). Consoles de salon et portables, PC et mobiles… le dématérialisé grignotera inlassablement des parts de marché mois après mois. Et l’année 2016 était annonciatrice d’un tel changement. 70% des revenus liés au jeu vidéo étaient issus de transactions et d’une distribution en ligne. Et le marché du jeu vidéo en France ne fait pas exception. Les tendances constatées dans l’Hexagone reflètent l’état de l’industrie à l’international. L’ensemble des ventes digitales PC-console-mobile confondus représente à l’heure d’aujourd’hui 60% des revenus du marché sur le territoire, contre 40% pour les ventes physiques.
Sources : SNJV / SELL / iDate DigiWorld / Superdata Research / FY 17 - Electronic Arts
Pour ou contre, bien au contraire
Peu importe la qualité d’un jeu, son prix reste pour beaucoup de consommateur l’un des arguments chocs pour céder à la tentation. Sur un marché prompt à déverser des quantités astronomiques de jeux chaque mois (et ce phénomène s’intensifie avec l’avènement du mobile et du digital), la tarification fait la pluie et le beau temps. Sur Steam, les joueurs sont habitués à payer leur jeu une dizaine d’euros moins cher que sur consoles, à produits équivalents. Ainsi Ghost Recon Wildlands, le TPS d’Ubisoft, s’est lancé en mars 2017 à 59,99€ sur la plate-forme de distribution de Valve contre 69,99€ sur le PlayStation Store et le Xbox Live. Et le prix de la version physique sur consoles pourrait pousser les joueurs à préférer celle-ci. 69,99€ dans les deux cas. La raison de céder à l’appel du dématérialisé est donc ailleurs. Le prêt et la revente sont des arguments pro Boîte à ne pas négliger. Certes, il est possible sur Steam de partager ses jeux avec ses amis et de se faire rembourser selon certaines conditions (moins de 2 heures de jeu / moins 2 semaines après l’achat), mais la revente est tout simplement impossible et il en va de même pour les acquisitions digitales sur consoles. Revendre un titre 20€ d’occasion servira à financer les futurs jeux, voire une nouvelle console, malgré des conditions de rachat souvent rédhibitoires et obsolètes ; là où un jeu dématérialisé reste ad vitam aeternam une ligne dans une ludothèque. Alors pourquoi céder à l’appel du digital ?
Si le prix est une donnée primordiale, il va de paire avec la notion de promotions sur lesquelles se ruent les joueurs désireux de réduire le coût parfois exorbitant de leur passion. Et dans ce domaine, les plates-formes de distribution en ligne (Steam, Gamesplanet, PS Store, Xbox Live) rivalisent d’ingéniosité et de prix cassés pour appâter le chaland. Il est vrai que le Brick & Mortar offre des opportunités similaires, mais souvent difficiles à dénicher à la différence des boutiques citées ci-dessus où ladite promotion est accessible en « 3 cliques ». Et cette immédiateté renferme l’une des clés du succès du dématérialisé. Pouvoir profiter d’un jeu en restant bien au chaud chez soi assis dans son fauteuil : voilà la promesse du digital. Et dans un monde en perpétuel mouvement, cette accessibilité accrue à la culture répond à ce besoin d’une génération impatiente : tout et tout de suite. Car le portfolio des boutiques en ligne est sans limite avec des milliers de jeux disponibles alors que les magasins en dur affrontent les lois de la physique. Seul frein à l’hégémonie du digital… la couverture et la qualité du réseau Internet. Alors que dans certains pays la fibre optique est une évidence (Corée du Sud) et le Wi-Fi omniprésent (Japon), d’autres états éprouvent des difficultés à couvrir le territoire avec un débit suffisant pour télécharger des jeux dépassant en moyenne les 20-30Go pour les productions AAA. Supposément servi sur un plateau en quelques minutes, le jeu se fera désirer dans le cadre d’une vitesse de connexion faible et poussera le malheureux à se tourner vers la version physique dans l’espoir de sauver de longues heures de téléchargement.
Les industriels ont également leur mot à dire sur ce phénomène. La dématérialisation des jeux et des contenus garantit une baisse notable des coûts de production et de logistique qui représenteraient 3 à 6% du prix de vente (entre 2 et 4€ sur un jeu vendu 70€). Face aux boutiques en ligne et leur promesse de toucher 70% des revenus, privilégier le dématérialisé devient une évidence. Et pourtant, le prix des jeux dématérialisés restent sur les productions majeures similaires à la version physique ce qui soulève bon nombre de questions. Selon certaines personnalités de l'industrie, à commencer par Yves Guillemot (voir la citation ci-dessous), le digital renferme son lot de surprises et les coûts inhérents à une distribution en ligne (bande passante, stockage) seraient suffisamment élevés pour justifier une telle politique tarifaire. Reste alors les 69,99€ des versions dématérialisées sur consoles face aux 59,99€ sur Steam… Voir le prix sur PlayStation 4 et Xbox One chuter de 10€ garantirait au marché digital ferait du digital LE mode de distributionpar défaut.
Le consommateur pense que cela va être moins cher. Mais le téléchargement coûte cher, c'est un vrai problème et les gens ne le comprennent pas. On parle d'autoroute de l'information, c'est le bon terme, or une autoroute c'est payant, il y a des péages. Le péage sur l'internet c'est la bande passante, la bande passante est payante. Ça peut être 1, 2, 3 ou 5 centimes, c'est-à-dire avoir des serveurs, permettre à des gens de télécharger très rapidement, etc. Cela n'est pas gratuit. - Yves Guillemot (PDG d’Ubisoft)
Sources : AFJV / The State of PC Gaming (Elastic Path Software Inc) / Hadopi
Papy Collector fait de la résistance
Les éditeurs ont cependant trouvé une parade pour sauver des eaux le marché physique en faisant appel à la collectionnite aiguë dont « souffre » une communauté de joueurs prêts à dépenser sans compter pour assouvir leur passion. Depuis maintenant une dizaine d’années, la majorité des triples A se dotent d’une ou plusieurs versions « Collector » incluant divers goodies et bonus. De la statuette qui trônera sur une étagère, à la bande-son du jeu en passant par le sempiternel artbook… tous ces objets parlent aux fans et à leur besoin irrépressible de communier avec leurs franchises favorites. A titre d’exemple, l’édition Mithril vendue $299,99 de La Terre du Milieu : L'Ombre de la Guerre (dont la sortie est prévue le 17 octobre prochain) surfe sur cette tendance et promet à son heureux possesseur une figurine de 12 pouces mettant en scène un combat entre Carnàn Drake et le Balrog Tar Goroth. Et ce genre d’initiative est indissociable désormais du marché physique des jeux AAA.
Les éditeurs rivalisent de créativité pour faire saliver les joueurs et créer des éditions spéciales à même de déclencher un achat bien souvent compulsif. L’Anneau de Pouvoir de Sauron, les vinyles de Hotline Miami 2 : Wrong Number… le jeu en devient alors presque secondaire. Sans ces versions Collector, Gold, Deluxe… le jeu vidéo en boîte connaîtrait des heures bien sombres... sans jamais perdre de vue un marché du Rétrogaming florissant, mais ceci est une autre histoire.
Tel un village d’irréductibles gaulois, le marché physique du jeu vidéo résiste encore et toujours à l’envahisseur digital, mais pour combien de temps ? Bilans financiers, rapports de laboratoire d'analyse, études de marché… pointent du doigt le net recul des ventes de boîte au profit d’une consommation dématérialisée du jeu vidéo incluant bien entendu les micro-transactions. Le monde se dématérialise et le jeu vidéo ne peut regarder le train passer sans réagir. Ce média est un précurseur et sa constante évolution aussi naturelle qu’inévitable sonnera le glas des versions physiques dans la décennie à venir.