Créé à Lyon en 1999, Arkane Studios a connu un parcours particulièrement brillant, allant jusqu’à représenter aujourd’hui l’une des grandes réussites françaises dans le monde du jeu vidéo. Arx Fatalis, puis Dark Messiah of Might and Magic, la société attire rapidement l’attention de l’éditeur Bethesda qui décide de la racheter en 2010. Deux épisodes de Dishonored plus tard, la branche américaine du studio s’apprête à sortir Prey, un reboot du jeu créé par Human Head Software et paru en 2006. Projet à la fois ambitieux et atypique, celui-ci témoigne également d’un véritable amour d’Arkane pour les grands first-ferson shooters des années ’90. Nous avons ainsi pu questionner Raphaël Colantonio, PDG et co-directeur créatif, qui nous a permis d’en apprendre plus sur la façon dont son studio est parvenu à extraire la substantifique moelle des shooters qui nous ont fait vibrer il y a près de 20 ans…
Les années '90 comme base
Les joueurs approchant la trentaine se souviennent certainement sans mal des nombreuses bombes venues dynamiter l’univers des FPS dans les années ’90. Quake, Unreal Tournament, Half-Life, Counter-Strike, Goldeneye 64 pour ne citer qu'eux, la période fut faste et marqua toute une génération de joueurs. Raphael Colantonio faisait partie de celle-ci et même si les jeux produits par son studio bénéficient de toutes les technologies propres aux productions modernes, une pointe de nostalgie se fait sentir lorsqu'on évoque cette époque :
Je suis un joueur des années 90. (…) Je ne sais pas si c'est parce que dans ma tête, Half-Life 2 c'était vachement mieux que ce que l'on fait aujourd'hui ou si c'est tout simplement que j'ai tellement joué à des jeux comme ça que ça ne me touche plus, mais il n'y a pas de FPS aujourd'hui qui me font me dire « Super, j'attends ça avec impatience ».
Qualité en baisse ou papilles vidéoludiques usées par le temps, l'excitation n'est plus autant au rendez-vous. C'est peut-être aussi pour cela que Raphaël et son équipe d'Austin ont décidé de se replonger dans la bonne vieille science-fiction, comme on aimait la faire à l'époque, en se basant sur des films qui fleurent bon les créatures en latex. Mais ce n'est pas tout, dans la liste des inspirations cinématographiques de Prey, on retrouve également une couche de long-métrages mettant en scène des personnages en quête de vérité et prêts à tout pour s'extirper de l'entrave d'un monde auquel il ne croit plus :
Pour les films type pop-culture, je dirais qu'il y a un peu de Truman Show, il y a un peu de Total Recall, il y a du Moon, il y a du Sunshine, il y a un petit peu de Matrix d'une certaine façon. Il y a de l'Aliens aussi.
Pour ce qui est des inspirations vidéoludiques, les amateurs d'hybride FPS / RPG l'ont très certainement remarqué, le bouillon Prey à un furieux goût de System Shock. Mère spirituelle de la série Bioshock, cette série développée par Looking Glass Studio, puis Irrational Games, marqua toute une génération de joueurs grâce à une ambiance oppressante et une richesse incroyable. Cette inspiration très marquée, Raphaël Colantonio l'a reconnaît très volontiers :
Bien sûr, System Shock. Pour ce jeu (Prey) c'était vraiment la base. Même sa structure. On peut dire que pour Dishonored c'était plus Thief notre inspiration principale, avec le côté mission par mission, mais là c'est un grand monde contiguë où on peut aller un peu partout, débloquer des trucs, revenir, tout est persistant… Ça c'est le côté System Shock.
Mais en dehors de cette ressemblance propre au gameplay, on retrouve dans Prey une ambiance de station spatiale désertée assez similaire à celle que nous pouvions retrouver dans sa source d'inspiration. Les événements survenus dans le Talos 1 nous sont contés par le biais de journaux audio, mails et autres traces de l'activité passée de la station. Cela fait ainsi de Prey un jeu très dense en terme de narration, demandant autant au joueur de lire que de tirer – un choix étonnant pour un titre présenté comme un AAA. C'est même risqué pour une production de cette envergure, mais le studio est en pleinement conscient et préfère afficher cela comme une fierté :
J’espère que l’on participe un peu à écrire l’histoire de ce que sont les jeux AAA. J’ai toujours l’espoir que jeu AAA, ça ne veut pas dire gros jeu bourrin sans cerveau. Donc oui, on prend un petit risque, mais bon, avec les différents niveaux de lecture, on fait ce que l'on peut pour que ce soit aussi bien appréciable par des joueurs un peu directs on va dire, que par des joueurs qui préfèrent l'exploration et qui aiment plus prendre leur temps.
System Shock : une véritable relecture, pas une simple mise à niveau
Mais cette prise de risque, à quoi rime-t-elle ? Connaissant les enjeux économiques que représentent un jeu AAA de nos jours, il est plutôt étonnant de voir un studio d'envergure internationale guidé par une passion, plus que par une rentabilité certaine. Et ce sont pourtant bien les souvenirs du plaisir procuré par les shooters d’antan et d'aujourd'hui qui ont porté le développement de Prey. C'est en tout cas que ce que laisse penser les dires de Raphaël lorsque l'on lui pose la question « Pourquoi avoir ressorti System Shock du placard ? » :
Je pense qu’il y a quelque chose qui s'adresse à tous les artistes, les créatifs… On est influencé à vie par un jeu, ou quelque chose qui nous a marqué dans notre jeunesse et moi c'était Looking Glass avec System Shock, Underworld, Ultima 6, 7 et 8. Je dirais que c'est la même chose en musique. Tout se recycle, les Black Keys font un truc qui sonne un peu années '70. Ce n’est pas un hasard. À mon avis, c'est parce que lorsqu'ils avaient 13 ans, c'est ce qu'ils écoutaient. Ici c’est pareil, on recycle en modernisant, en déclinant avec notre propre goût, patte, technologie, mais aussi des goûts qui sont dans l'air du temps. Avec des pratiques que nous avons développé avec le temps, les physics (ndlr : physique des éléments), des choses qui n'existaient pas à l'époque etc... Voilà pourquoi. Tout simplement parce que ça m'a touché, c'est le rayon qui m'a inspiré.
Héritier spirituel de System Shock, oui, mais pas seulement. Prey reprend à sa sauce certains éléments des grands shooters d'il y a 20 ans, mais en offre une véritable relecture, pas une simple mise à niveau. L'idée des développeurs n'est pas de s'inspirer de leurs mécaniques, mais plutôt de leur philosophie, tout en la poussant plus loin. Cela se fera notamment par le biais de la technologie, du level design, de la narration, mais le concept de Prey reste défini comme un "hybride FPS / RPG avec une grosse couche de simulation" par son papa :
On n’a pas vraiment pris des mécaniques des années ’90, on a plutôt pris une philosophie et une structure en fait. Il y a ces valeurs qui moi me touchaient quand je jouais à ces jeux-là, notamment le côté simulé des choses. Je suis dans un environnement où tout à ses petites règles, mais je peux faire les choses à ma façon et l'environnement réagit à ça.
Quand on rencontre un NPC, ce n'est pas forcément un gentil invulnérable qui nous donne une quête, ni un méchant qui nous tire dessus en sortant d’un placard, mais c'est un NPC qui a sa petite vie, sa petite histoire à lui et que l'on peut tuer si on veut.
Ça ce sont des valeurs qui, à mon avis, sont de super valeurs qui marcheront longtemps et pour lesquels on se bat encore.
Prey : De nouvelles créatures aux origines intriguantes
« Des valeurs pour lesquelles on se bat encore »
Pour améliorer la recette originale, Arkane compte notamment sur le scénario. Celui-ci se veut plus proche de ce que proposerait un RPG plus traditionnel, à la manière d'un Fallout par exemple. Des choix et conséquences s'offriront à vous et pourront déboucher sur différentes fins. Le joueur est ainsi amené à effectuer différents choix cornéliens qu'il ne faudra pas prendre à la légère :
Il y a plusieurs fins et les fins en elles-mêmes ont plusieurs variantes, en fonction de ce que l'on a fait comme petits choix individuels. C'est souvent en relation avec la manière dont on a traité une situation par rapport à un autre être vivant puisque l'on rencontre quelques autres personnes vivantes. À la fin, on reconnaît ce que le joueur a fait et n'a pas fait ou comment il l'a fait en tout cas. On a deux fins assez radicalement différentes.
Comment passer à côté des fameux pouvoirs aliens qui ont fait mouche lors de leurs présentations. Il faut dire que pouvoir se transformer en n'importe quel objet présent dans la station à un côté diablement excitant et certainement inédit. Mais il ne s'agit pas que d'une simple fonctionnalité gadget comme on pourrait le croire, il sera effectivement nécessaire de se servir régulièrement de ce pouvoir de transformation pour profiter au mieux du jeu.
En bon papa de Dishonored, le studio d'origine française a souhaité proposer au joueur plusieurs façons de parcourir les niveaux. Et c'est ici que certaines capacités entrent en scène, en vous offrant des chemins de passages alternatifs. Libérer un homme supposément malfaisant pour qu'il vous ouvre l'armurerie ou se transformer en classeur pour passer dans un trou du mur ? Cette liberté laissée au joueur, il faut évidemment s'assurer qu'elle ne serve pas de pont à un exploit de bug. C'est justement tout le travail des level designers qui doivent donner naissance à ce monde :
C'est un ensemble de différentes directions qui convergent pour donner naissance à ce gameplay. Les architectes regardent ce qui est crédible, quelle est l'histoire de cet environnement, comment ça a été fait. Ils ont aussi la consigne de faire des environnements qui ont de multiples accès, qui sont interconnectés. Ensuite, au niveau du level design, on prévoit. On se dit « tiens, ce serait cool que l'on puisse passer par la trappe qui est là-bas ou par ici ».
Ça ce sont les prévus et puis il y a les imprévus qui fonctionnent grâce à la simulation et au fait que l'on garde un jeu qui possède des règles constantes. La simulation, c'est par exemple le coup de la tasse. Parfois on a prévu, on a fait une petite entrée. Justement, c'est marrant parce que l'entrée dans le local de sécurité (ndlr : que l'on peut voir dans les premières présentations), ça c'était pas prévu, mais ça aurait pu l'être.
Parfois, c'est comme ça que ça se passe et puis parfois, lorsque les designers ont mis leur polygones, ils ont laissé une faille en dessous de la porte parce que c'est logique qu'il y ait une faille là. Et il se trouve que sans le vouloir, ils ont offert une possibilité au joueur de casser le jeu.
Après, on a un max de tests qui font la différence entre ce qui est cassé ou un exploit apprécié. C'est un mélange de chance et de choses prévues, mais c'est toute une philosophie. Étant donné que l'on se repose énormément sur les systèmes et la simulation, on s'autorise à se reposer sur la chance.
Si on était moins souple, on dirait « les portes, elles font exactement cette taille », les collisions on les placerait à la main, comme ça on pourrait savoir ce que fait le joueur ou pas. Alors que là, les collisions sont là en fonction de la logique du décor, donc s'il y a un trou, il y a un trou.
Prey : Les pouvoirs Aliens s'offrent à nous
Du Arkane pur et dur
Nous parlions de Dishonored, dont certains designers avaient pu faire leurs armes en travaillant sur une partie du level design de BioShock 2. Malgré les ressemblances esthétiques, l'équipe de Prey ne comporte aucune de ces personnes, mais comme l'explique Raphaël Colantonio, « ça reste des jeux qu'on a toujours fait chez Arkane, ça reste une culture ». Le studio évolue ainsi dans un style qu'il travaille production après production, notamment du côté esthétique qui se distingue très nettement des autres. Pour pouvoir appliquer leur patte si particulière, les développeurs ont cette fois-ci opté pour l'uchronie. Dans l'univers de Prey, JF Kennedy n'a jamais été assassiné et le monde s'en est trouvé bouleversé :
On savait qu'on voulait un monde un peu décalé, une technologie à la Terry Gilliam, un peu crue. Pas genre toute nickel, toute en blanc. On voulait un truc à nous et ce n'est pas facile de trouver une vision du futur qui soit spéciale. Du coup, on a développé ce narratif. On est dans un monde différent où Kennedy a survécu et son goût à été un peu plus imposé dans l'évolution du monde. La recherche spatiale a pris de l'importance.
Ça nous permet d'écrire quelques règles, quelques piliers qui nous permettent par la suite de tout filtrer à travers cette petite histoire : quêtes, assets, les objets du monde, le design, le visuel. Ça nous aide à faire un truc cohérent qui se tient, il y a une logique.
Le gros de la trame a été fixé dès le début, ensuite on a rajouté quelques twists qu'on a trouvé cool et on a renforcé les personnages. Et puis après il faut tout relier ensemble, c'est ça qui est difficile. C'est une grosse peinture, tout se tient.
Autre détail intéressant, Prey étant un jeu futuriste se déroulant dans une station spatiale, une partie de l'intrigue repose sur des théories scientifiques trouvables dans les mails ou logs audio des employés. Nous retrouvons ainsi la capacité du Mimic à se transformer en objet au centre d'un grand débat. Comment font-ils ? On retrouve plusieurs hypothèses, certains pensent qu'ils reconfigurent leur structure atomique, d'autres qu'ils changent de dimension tout en restant connecté à la nôtre par l'intermédiaire de trous de vers. Bref, des théories qui semblent tout droit sorties d'un ouvrage de Stephen Hawking, mais qui sont le résultat de l'imagination et du travail de recherche de l'un des designers :
Je ne peux pas dire que tout se tient à mort, mais tout est inspiré de trucs qui se tiennent. L’histoire des Neuromods et comment changer la configuration de nos neurones, ce sont des trucs qui viennent de vrais papiers scientifiques. Après, on rajoute le coup de l'aiguille qui rentre dans l'oeil pour le côté dramatique, mais derrière ce sont souvent de choses sur lesquelles il y a des théories.
En envisageant un titre tel que Prey, les développeurs ont donc dû travailler fortement leur scénario et l'univers dans lequel celui-ci prend place. Un travail colossal qu'il ne sera possible d'apprécier dans son entièreté qu'en jouant les chercheurs d'or, en fouillant les moindres recoins du Talos 1 en espérant trouver de nouvelles pépites concernant l'histoire de la station. Bien sûr, développer un univers aussi riche et dense ne se fait pas en vain et Raphael Colantonio verrait bien celui-ci s'étoffer grâce à une suite. Si cela dépend évidemment des ventes de ce premier opus qui sera disponible le 5 mai prochain sur PC, PlayStation 4 et Xbox One, c'est en commençant par un "oui" que le co-fondateur d'Arkane Studios répond à la question sur l'éventualité de faire de Prey une série.
Oui, là on va un peu se reposer, on va voir comment le jeu est reçu. Si ça marche, nous on a des idées pour grossir l’univers.