S'il y a bien une chose qu'on aura tous appris à force d'avoir une manette dans les mains, c'est l'affirmation qui suit : rares sont les jeux qui mettent tout le monde d'accord. Que ce soit une question de préférences ou d'affinité, chaque joueur aura sa propre vision d'une expérience vidéoludique, parfois totalement opposée à celle de son voisin. Et s'il y a bien un titre récent qui se pose comme la preuve de cette évidence, c'est The Last Guardian.
On ne le rappellera jamais assez : comme indiqué par le type de l'article, il s'agit d'un édito. Entendez par là qu'il s'agit d'un article qui n'engage que moi, Anagund, grand amateur de jus de pomme. Oui, ça n'a pas de rapport avec le sujet mais je le place quand même. En somme, chacun est en droit d'avoir son avis sur la question, et je vous invite à me communiquer votre opinion si le coeur vous en dit via MP, twitter, mail ou colis piégé.
Il aura fait parler de lui pendant près de huit ans, et il n'est pas impossible qu'on en parle encore pendant quelques années. The Last Guardian est définitivement un titre qui ne peut pas laisser indifférent quiconque ayant déjà eu affaire à un pad. Dans les tuyaux depuis 2006, officialisé en 2009, le jeu du créateur Fumito Ueda et de son équipe nous a fait languir de nombreuses années, entre reports inquiétants et changement de plate-forme. Une attente principalement due à l'incroyable succès d'estime de ses deux prédécesseurs, Ico et Shadow of the Colossus. Si le premier avait touché les joueurs par sa sensibilité, le second faisait carrément office de chef d'oeuvre pour de nombreux amoureux de poésie et de combats épiques. En ayant créé un univers singulier et mélancolique qu'il est difficile de quitter, Fumito Ueda s'était d'office constitué une fanbase fidèle et, fort heureusement, patiente.
Mais bêtement refaire l'histoire de l'arlésienne que fut The Last Guardian n'a pas d'intérêt ici. Le titre a vu le jour le 7 décembre dernier et aujourd'hui, nous savons tous ce qu'il vaut. Toutefois, bien que je précisais en intro que les dissensions existent pour tous les jeux, The Last Guardian exacerbe ce constat a un point rarement atteint. On peut diviser la grande majorité de ceux qui y ont joué en deux groupes. D'un côté, il y a ceux qui ont trouvé l'expérience absolument bouleversante, aux portes du génie, au point d'en pleurer devant les scènes les plus émouvantes. De l'autre, il y a ceux qui l'ont trouvé affreusement frustrante dans la pratique, parfois insupportable, au point de conclure l'aventure en soufflant de pénibilité malgré des qualités indéniables. Comment peut-on expliquer un tel écart d'avis, aussi distinct, sur un même jeu ? Pour y voir plus clair, rappelons brièvement son concept.
The Last Guardian, dans la lignée
Dans The Last Guardian, on joue un jeune enfant qui se réveille dans un lieu mystérieux, avec une gigantesque bête comme seul compagnon. Appelée Trico, ce mélange de chat, de chien et de griffon fait partie d'une race réputée comme mangeuse d'hommes. Pourtant, un lien d'amitié va rapidement unir l'enfant et la bête et c'est en s'entraidant qu'ils parviennent à avancer dans d'immenses et mystérieuses ruines. Dans la pratique, il faut donc réussir à se faire comprendre de l'animal pour résoudre les problèmes et atteindre des zones autrement inaccessibles, et une grande partie de l'intérêt de The Last Guardian découle de cette relation, non seulement en termes de gameplay, mais aussi et surtout en matière d'émotion.
Nous voilà donc devant un concept original qui n'est pourtant pas étranger aux anciennes œuvres de Fumito Ueda. Car bien que les deux ancêtres spirituels de The Last Guardian étaient aussi des jeux solo, ils utilisaient déjà un système de duo basé sur l'attachement. Dans Ico, le joueur était accompagné de Yorda, qu'il fallait protéger d'entités maléfiques et emmener par la main aux travers d'anciens temple. Shadow of the Colossus nous mettait en association avec Agro, un cheval fougueux qui était notre seul véritable soutien et compagnon face à d'immenses et intimidants colosses. Ainsi, The Last Guardian se veut comme une extension de cette idée. Un compagnon doté de sa propre personnalité, que l'on doit à la fois comprendre et éduquer afin de survivre. Nul doute que si ça marche, il s'agit d'une expérience unique et touchante qui restera gravée dans les mémoires... Mais encore faut-il que cela fonctionne pour tout le monde.
Car c'est justement ici que se crée les dissensions. En effet, certains joueurs affirment que la communication avec la bête, le long apprentissage et le sentiment de dépendance l'un à l'autre constituent un véritable sans-faute, une expérience immersive et exatraordinaire qui tend à la symbiose. Ainsi, ces joueurs ont vécu chaque moment épique avec passion, chaque moment touchant avec émotion jusqu'à une fin en apothéose qui aura sans doute booster les ventes de Kleenex de 60% à travers le monde. Malheureusement, d'autres joueurs, eux, n'ont pas vu l'expérience du même œil, considérant l'intelligence artificielle comme ratée, avec de long moments de frustration à essayer de comprendre ce que la bestiole fait, essayant d'indiquer un endroit où aller en vain pendant de longues minutes. Deux visions d'un même jeu qui ne peux avoir que deux résolutions. Soit l'expérience fut identique pour chaque joueur et l'avis ne dépend que de son affinité avec le concept, soit l'expérience est plus aléatoire que prévue, et c'est bel et bien l'IA qui a causé ces dissensions. Deux scénarios très différents mais un seul est le bon, et je compte bien vous dire lequel (c'est un édito pardi!)
Scénario 1 : Une question d'affinité ?
Soyons clair, The Last Guardian n'est définitivement pas ce qu'on appelle un « jeu à gameplay ». On ne prend pas la manette pour s'amuser 10 minutes, pour épater la galerie avec son skill ou pour affronter un challenge. Le titre véhicule un univers formidable, œuvre typique de Ueda avec des ruines aux architectures immenses qui renforcent l'impression de mystère, d'impuissance et de solitude. Irrémédiablement, tous les joueurs ressentent l'envie d'avancer pour en savoir plus sur l'histoire des lieux qui nous entourent et sur les personnages. Sur ce point, pratiquement tout le monde est d'accord. Mais dans la pratique, pour avancer, il faut donc communiquer avec Trico, ce qui demande plus ou moins de tact selon le joueur interrogé. Ceux qui ont adoré le jeu sont unanimes : Trico ne réagit pas au doigt et à l'oeil et c'est ce qui fait le charme du jeu. La bête rumine, renifle, scrute, hésite et grogne selon les situations, n'allant pas nécessairement dans la direction souhaitée. Tel un animal domestique, en somme. Un expérience absolument unique certes, mais que tout le monde n'a pas apprécié à se juste valeur, toujours d'après les fans. D'ailleurs, ces derniers ont la critique facile et acerbe contre les détracteurs. Ces derniers n'ont pas compris la poésie de la relation entre Trico et l'enfant. Ils n'ont pas la fibre artistique que ceux qui ont apprécié le jeu ont. Dans les pires cas, on lorgne complètement dans le complexe de supériorité : « J'ai aimé Trico parce que je suis plus sensible que toi. Retourne jouer à Call of Duty ». Outre le fait qu'il n'y a pas de honte à apprécier Call of Duty et pas The Last Guardian, les fans qui se livrent à ce genre de remarques n'ont, encore une fois, strictement rien compris à ce que doit être un jeu vidéo pour chacun.
Mais puisque la question est posée, continuons en ce sens : Les joueurs qui n'ont pas apprécié The Last Guardian n'ont-ils rien compris à sa poésie ? Sont-ils juste réfractaires aux idées de Fumito Ueda et à l'univers qu'il tente de créer, préférant baser leur critique sur l'aspect technique dépassé, la caméra à la ramasse et les quelques chutes de framerate ahurissantes ? Soyons clairs, je ne pense pas que ce soit le cas de la majorité des détracteurs, et ceci pour une raison que j'ai évoqué plus haut : Tous les joueurs, même ceux qui ont trouvé l'expérience frustrante, ont adoré l'univers et la poésie qui émanent de The Last Guardian. Vous pouvez vérifier vous-même, mais vous allez devoir racler des fonds de forum avant de trouver quiconque ayant quelque chose à redire sur la touche artistique du titre. A vrai dire, même quand il s'agît du contact avec Trico, personne ne nie que la créature bénéficie d'une des intelligences artificielles les plus complexes (ce qui ne veut pas dire réussie) de l'histoire du jeu vidéo. Aussi, une grande partie des détracteurs avaient apprécié Ico & Shadow of the Colossus, deux œuvres hautement poétiques s'il en est, dans des (voire un) univers très similaires. Moi-même, qui vous le savez sans doute ai trouvé son expérience sur The Last Guardian frustrante, considère Shadow of the Colossus comme le deuxième plus grand jeu de tous les temps dans mon top tout à fait personnel. Mais s'il ne s'agit pas que d'une simple question d'affinité, alors....
Scénario 2 : Une question de scripts ?
Il pourrait sembler fort dommageable de résumer l'expérience The Last Guardian, qui se veut touchante, prenante et incroyablement sensible, à une banale question de déclenchement de scripts. Certains pourraient même parler de sacrilège. Pourtant, ceci est un fait : dans un jeu, quelconque, qui utilise une ou plusieurs intelligences artificielles, les scripts sont un indispensable. Dans The Last Guardian, ce sont eux qui régulent tout, y compris les moindres réactions de Trico. On peut le ressentir comme on veut, mais la bête réagit à des ensembles de signaux envoyés par le joueur, et qui doivent en théorie se résoudrent selon une logique que le joueur doit comprendre. Evidemment, le boulot des créateurs est de rendre ces scripts le moins visibles possible et c'est ce travail qui doit faciliter l'immersion. C'est d'autant plus important dans The Last Guardian : toute l'expérience étant basé sur le rendu naturel de l'animal, le joueur ne doit pas « lire » les scripts, sans quoi l'immersion, voire l'attachement, ne peut pas fonctionner. Pour rendre les scripts moins lisibles, il faut donc ajouter un degré d'aléatoire afin de varier les possibilités, les réactions de la bête, au point de ne plus pouvoir lire aisément son comportement. Afin de la rendre plus « vivante ». Et c'est justement là où le bât blesse pour certains.
C'est en écoutant l'expérience de chacun que l'on se rend compte que c'est cet aspect aléatoire qui a modelé l'expérience, allant de l'extatique à la frustration. Avant même la sortie du jeu, à un moment où les avis ne pullulaient pas encore sur le net, je m'en étais rendu compte. Comme vous le savez, sur jeuxvideo.com, nous avons réalisé le test à trois. Rivaol, Logan et moi-même, avons joué chacun de notre côté. Nous avons donc fait l'aventure en solo, sans parler avec les autres. Et quand nous avons réuni nos avis pour décider d'une note, je fus un peu circonspect. Le problème ne venait pas de la note en elle-même : mes deux collègues optaient pour un 14 alors que j'optais pour un 13 (oui, je suis toujours le méchant à ce qu'il paraît). Sans se concerter, nous étions vraiment d'accord sur l'aspect frustrant du jeu. Mais c'est en se décrivant mutuellement nos expériences que nous nous sommes rendus compte que malgré les notes quasiment identiques, nous n'avions pas vécu les mêmes choses. Alors qu'un rédacteur s'était retrouvé avec un Trico refusant d'avancer pendant 30 minutes (un temps affreusement long) à un endroit précis, les autres avaient passé ce même endroit sans encombre. Mais au final, chacun avait eu plusieurs moments où Trico semblait ne plus répondre à rien, à des moments totalement différents. Un cas étonnant qui dénote parfaitement de l'aspect aléatoire de l'expérience.
Par la suite, la sortie du jeu a confirmé mes doutes. Certains joueurs avaient vécu l'aventure sans encombre alors que d'autres ont haï Trico comme jamais. Et non, il ne s'agit pas que d'une question de patience, mais bel et bien de script. Une nouvelle preuve, s'il en fallait encore une, arriva pendant le live Big Test que nous avons effectué sur la WebTV avec Logan et Rivaol. Alors que l'on jouait à The Last Guardian en live, répondant aux questions des internautes, un événement soudain perturba même les fans du jeu les plus inamovibles : Trico, monté sur une immense structure, ne répondait plus à nos sollicitations, pourtant simples. Et ceci pendant de longues, longues minutes, à tel point que même ceux qui avaient fini le jeu sans aucun problème du genre sur le chat pensaient qu'il fallait faire un reset parce qu'il ne descendrait pas. Le plus étonnant, c'est que ce problème est arrivé à un endroit qui n'avait causé aucun soucis à Rivaol, Logan et moi-même pendant nos tests respectifs du jeu... Comme quoi, on était définitivement maudit.
Alors oui, je le conçois, résumer l'expérience The Last Guardian a une histoire de scripts peut sembler réducteur. Mais comprenez bien que le problème va au-delà de ça. N'oublions pas que nous avons à faire à un jeu de réflexion. Un titre où le joueur doit donc réfléchir afin de trouver la solution qui l'emmènera jusqu'à la prochaine embûche. Ce type de jeu se doit toujours de suivre trois règles précises, qui découlent l'une de l'autre :
- La résolution de chaque problème doit être logique.
- Le jeu ne doit jamais induire le joueur en erreur.
- Si le joueur a compris la solution, il doit le savoir rapidement.
Or, en incluant une intelligence artificielle, Trico, dans la phase de réflexion, Fumito Ueda et son équipe font un pari risqué : cette entité supplémentaire peut briser une des trois règles ci-dessus. Et c'est justement ce qui peut se passer lorsqu'un script ne se déclenche pas. Si la règle n°1 n'est que rarement affectée, ce sont les règles n°2 et n°3 qui en subissent les conséquences. Si Trico ne réagit pas, le joueur risque de se remettre en question. « Peut-être n'avais-je pas la bonne solution ? ». Et c'est alors qu'il va chercher ailleurs, se déviant du bon chemin parce qu'il a été induit en erreur par le comportement de Trico. Et c'est justement là que l'expérience devient frustrante, à cause de la troisième règle : le comportement de Trico étant très aléatoire pour des raisons d'immersion, le jeu n'a pratiquement aucun moyen de montrer au joueur qu'il était en fait dans la bonne direction. Et voilà comment The Last Guardian, après des dizaines de minutes à chercher ailleurs une solution qu'on avait déjà, peut devenir une expérience pénible.
Mais qui a raison alors ?
Et c'est ainsi qu'on se retrouve sans réponse à la question du titre. Qui est le plus aveugle entre les fans et les détracteurs ? Personne. Les deux « camps » sont parfaitement en adéquation avec leur expérience. Le comportement de Trico, s'il est sans aucun doute une prouesse dans le jeu vidéo, n'est pas sans errements qui s'avèrent incompatibles avec le genre du jeu. En voulant créer un compagnon de route le plus réel possible, Fumito Ueda s'est heurté à la possibilité de se mettre à dos les joueurs qui tombent sur le mauvais côté du script, sur LA fois où Trico ne réagit plus comme un animal, mais comme une IA buggée. Et c'est de là que se créent toutes les dissensions entre les avis des joueurs. Car si la relation entre l'enfant et la bête sont d'une immersion indescriptible lorsque l'on a vécu l'aventure sans heurt, elle ne fonctionne plus à la seconde où le joueur voit Trico comme une intelligence artificielle.
J'ai toujours eu pour habitude de dire qu'aucune note est universelle, que ce soit les miennes où celles de n'importe quel joueur. Une chose est sûre, un titre comme The Last Guardian me renforce dans cette conviction : chaque expérience est unique et nul ne saurait imposer son avis comme celui représentant le mieux « les gamers ». A vrai dire, un même joueur pourrait avoir un avis tout à fait différent sur un même jeu selon les conditions mentales dans lesquelles il y a joué, encore plus quand le jeu lui-même n'offre pas la même expérience à chaque partie. Comme quoi, une seule chose est sûre : les jeux vidéo seront toujours les sujets de débats houleux...
Vidéo-Test de The Last Guardian