Longtemps contraints à une négociation âpre avec les éditeurs, les studios ont vu de nouveaux moyens de réunir l'argent nécessaire à leurs élans créatifs émerger avec en première ligne le financement participatif (ou Crowdfunding dans la langue de Shakespeare). En impliquant le client final et donc le joueur, les projets brisaient les éternelles chaînes de la tyrannie... enfin en principe. Et Kickstarter est le porte-étendard par excellence de ce nouveau procédé. Lancée en 2009, cette plateforme en ligne est devenue un eldorado pour de nombreux studios et fut à l'origine de jeux passés à la postérité. Et pourtant, les divers abus et dérives ont vérolé cette vision communautaire au point de voir Kickstarter perdre l'intérêt des professionnels au fil des ans. Il est désormais temps de se poser LA question. 2017 signera-t-elle la fin de Kickstarter, pour le jeu vidéo du moins ?
Une poule aux jeux d’or
Voilà près de 7 ans que Kickstarter donne sa chance à des projets multiples ayant parfois essuyé les refus des investisseurs plus traditionnels. Voie royale vers l’indépendance, cette plateforme de financement participatif basée aux États-Unis a mis le pied à l’étrier à de nombreux titres désormais devenus cultes aux yeux de la communauté des joueurs. Porté par un vent nostalgique ballotant le marché du jeu vidéo depuis une décennie, Kickstarter a donné la parole aux créatifs de tout bord souhaitant extirper de leur sommeil cryogénique un genre, une licence tirés d’un passé lointain ou simplement donner vie à leur vision (trop singulière ?).
Et ce jardin d’Eden a offert aux joueurs de petites perles, parfois osées, déblayant un marché du jeu vidéo sclérosé et tenu en laisse par les notions de coûts et rentabilité. Une poignée de titres rafraîchissants ont vu le jour durant ces dernières années et ont construit la réputation de Kickstarter. La simulation carcérale Prison Architect, Star Citizen, le jeu de stratégie spatiale FTL : Faster than Light, le J-RPG occidental Edge of Eternity, le “lovecraftien” Sunless Sea s’ajoutent à la longue liste des jeux ayant déferlé dans les dernières années. Pillars of Eternity, Divinity : Original Sin, Shadowrun Returns, Torment : Tides of Numenera… suites et héritiers des RPG d'antan ont alimenté la sainte rengaine “c’était mieux avant” pour notre plus grand plaisir et remis au goût du jour un genre trop longtemps délaissé de par leurs qualités et l’amour distillé dans ces oeuvres.
Entre 2009 et 2011, la croissance de Kickstarter fut exponentielle que ce soit en termes de projets “jeux vidéo” soumis et d’argent récolté. Le nombre de projets financés en 2012 a triplé avec plus de 300 jeux vidéo pour un montant mirobolant frôlant les 40 millions de dollars. Et l’apogée sera atteinte en 2013 avec les clinquants 450 jeux vidéo et 60 millions de dollars.
Bande-annonce de FTL : Faster Than Light
Un Eldorado sur le déclin
Tout empire court en définitive à sa perte et cette lente descente aux Enfers s’est amorcée dès 2014 avec une légère baisse des projets complétant leur campagne pour un total dépassant difficilement les 20 millions de dollars. Et pourtant, Kickstarter a repris du poil de la bête l’année suivante avec un rassurant $40.000.000 pour un nombre de projets globalement similaire ; la “faute” à des jeux surfant sur la renommée d’une licence et/ou d’un créateur réputé. Le seul Bloodstained : Ritual of the Night a récolté pas moins de 5.5 millions de dollars de par la seule présence de Koji Igarashi et la promesse de voir Castlevania se relever illégitimement de ses cendres. Et l’annonce de l’arlésienne Shenmue III lors de la conférence de Sony à l’E3 2015 n’a fait que jeter de l’huile sur le feu. Les joueurs se sont rués sur Kickstarter avec 6.3 millions de dollars rassemblés en fin de campagne tandis que le ratio de jeux atteignant le cap fixé chutant de 5% sur la même année.
2016, l’année du renouveau ? Aucunement ! Malgré un nombre stable de projets soumis et financés au 1er semestre en comparaison de 2015 et 2014, l’argent se fait désirer avec 8 millions de dollars engrangés seulement, soit le chiffre le plus bas depuis 2011. Et les raisons d’un tel déclin sont nombreuses. Avec les dérives et abus opérés par les “studios”, les joueurs se sont détournés de ce modèle de financement. Et comment les blâmer ? Les projets Godus et OUYA ont ébranlé à eux seuls l’édifice Kickstarter en se moquant ouvertement des joueurs sans parler des titres aux qualités discutables creusant toujours plus le fossé entre attentes et réalité.
Les $55.000 pour une salade de pommes de terre prouvaient à eux seuls cette perversion d’ores et déjà entrevue. Sans oublier la saturation du marché de l’indé qui submerge chaque semaine les boutiques en ligne avec des titres bien souvent sans intérêt. Au point de parler d’indiepocalypse dans les mois/années à venir ?
Shenmue 3 : Nos attentes et rêves les plus fous dans Avance Rapide !
La concurrence contre-attaque
Imputer le déclin de Kickstarter aux seuls créatifs et à la frilosité des joueurs serait un raccourci que je ne saurais prendre. Le marché du jeu vidéo a évolué en 7 ans et avec lui le concept même de financement participatif. Cette évolution a pris forme le 18 août 2015 avec la création de la société Fig fondée par des professionnels de l’industrie parmi lesquels Feargus Urquhart (Obsidian), Tim Schafer (Double Fine Productions), Aaron Isaksen (Indie Fund)... rejoints entre autres par Cliff Bleszinski (Epic Games) au sein du comité consultatif. Soutenu par le capital-risque Spark Capital et une vision “business” du financement participatif en mêlant crowdfunding conventionnel et intérêt sur les bénéfices, le succès ne s’est pas fait attendre avec certes Wasteland 3 (projet pour lancer la plateforme), mais également Rock Band 4 (campagne avortée) et Psychonauts 2.
Et ces initiatives intéressent les éditeurs historiques. Valve a lancé en 2012 le service Steam Greenlight autorisant ainsi le joueur à valider certains projets qui par la suite pourront être publiés. Une manière de participer à l’éclosion de pépites vidéoludiques sans mettre la main à la poche et de garantir un Steam se focalisant sur les jeux à fort potentiel. Pour un célèbre éditeur japonais, indépendant rime avec SEC pour “Square Enix Collective”, une offre s’adressant aux développeurs désireux de soumettre leur projet et de laisser les joueurs décider par un simple vote. Actuellement, 10 projets ont reçu l’aval de la communauté et récolté les fonds nécessaires parmi lesquels Fear Effect Sedna, Moon Hunters, Tokyo Dark… Et ce désir de “cadenasser” la production indépendante se ressent jusque dans la présence de ces jeux au coeur des campagnes de communication des constructeurs de consoles lors des événements majeurs ponctuant l'année.
Bande-annonce de Fear Effect Sedna
Kickstarter nous a offert des titres aux qualités indéniables depuis son lancement en 2009. Et cette plateforme a atteint son apogée en 2013-14 avec la sortie de titres qui ont démontré que pouvait naître une perle rare d’une collaboration entre joueurs et développeurs. Malheureusement, les abus et dérives à outrance ont rebuté les investisseurs créant un phénomène de rejet amplifié par une ruée vers l’or qui a inondé le marché avec des titres de piètre qualité. En ce qui concerne le jeu vidéo, 2017 pourrait sonner le glas de Kickstarter, mais le financement participatif survivra de par sa seule propension à se réinventer.
Sources : ICO Partners