Le jeu vidéo fêtera d’ici quelques dizaines d’années son premier siècle d’existence. Loisir “imaginé” pour la première fois en 1950 par Ralph Baer et démocratisé dès 1972 par le célèbre jeu Pong, ce dernier tente depuis lors de se détacher de cette notion de divertissement et de se hisser au rang d’art à part entière. Et pourtant, la note et le prix traduisent pour beaucoup d’entre nous la valeur intrinsèque d’une oeuvre vidéoludique au point d’en occulter les qualités et la dimension sensorielle. A tort cela va sans dire. Le jeu vidéo en tant qu’art ne peut se traduire en chiffres.
Cet article entrant dans la rubrique "Débat et opinion", il est par nature subjectif. L'avis de l'auteur est personnel et n'est pas représentatif de celui du reste de la rédaction de Jeuxvideo.com.
Art et Oeuvre d’Art
Si le rire est le propre de l’Homme, il ne peut en être autrement pour l’art. Pilier de notre civilisation, forme d’expression pour toute une espèce, les arts dans leur ensemble traduisent une profonde envie d’échanger avant tout par les sens au-delà du dictat des mots. L’académie française s’accorde à dire que l’art est un “Ensemble des procédés, des connaissances et des règles intéressant l'exercice d'une activité ou d'une action quelconque”. Sans fonction pratique définie, à la différence de l'ingénierie par exemple, l’art s’adresse conjointement aux sens, aux émotions, au passé et au savoir. En résumé l’art est tout simplement une démarche artistique ayant pour finalité de concrétiser la vision d’un auteur et d’atteindre le beau sous toutes ses formes. De cette démarche créative naît l’oeuvre. Objet, système… l’oeuvre d’art est la résultante de procédés mis en oeuvre pour concrétiser une intuition, une perception, une envie.
Dans ces conditions, comment ne pas accorder au jeu vidéo ce titre ? De par leur seule nature, les arts vidéoludiques remplissent les conditions inhérentes au statut d’art. Certes jeune, le jeu vidéo transpose à l’écran la vision d’un ou plusieurs artistes et pousse les frontières du ressenti en s’appropriant une interactivité délaissée par les arts contemplatifs. Et la reconnaissance de ce loisir de masse ne saurait tarder.
Numéro 10 dans ma team
L’architecture, la sculpture, les arts visuels (peinture et dessin), la musique, la littérature, les arts de la scène (théâtre, danse, cirque), le cinéma, les arts médiatiques (radio, télévision, photographie) et la bande-dessinée constituent les arts majeurs. Ce club sélecte, sans être hermétique aux nouveaux membres, ignorent bien trop souvent les appels du pied des arts considérés par nos “pairs” comme mineurs. Malgré tout, le jeu vidéo au même titre que les arts numériques, la gastronomie, la parfumerie… milite pour faire de ce Top 9 un Top 10. Le 10ème art est une appellation fourre-tout, un pot pourri d’expressions multiples. Sans véritable consensus encore à l’heure actuelle, le jeu vidéo revendique sa place au Panthéon des Arts fort de ces millions d’adeptes, de la créativité de ses artistes du pixel et d’une industrie en plein essor.
Et le périple ne fut en aucun cas de tout repos. Conspué par les bien-pensants et autres freins à l’évolution naturelle, le jeu vidéo s'émancipa à mesure que les populations posèrent les mains sur une manette ou un clavier/souris. Décennie après décennie, les artistes vidéoludiques peaufinèrent leur art faisant croître la technologie et les interactions au sein des mondes virtuels imaginés pour l’occasion. A l’image du cinéma, le jeu vidéo puise dans la musique, la bande-dessinée, la mise en scène… Vu par certains comme le descendant du cinéma, tout comme le cinéma est l’enfant de la photographie, le jeu vidéo charme en ce début de XXIème siècle de par la qualité des oeuvres mises sur le marché, des innovations aussi bien visuelles qu’interactives et une plume désormais adulte à même d’émouvoir le public.
Suivi par la presse spécialisée durant de nombreuses années, le jeu vidéo intéresse désormais les médias généralistes. Son aura auprès des jeunes générations et sa faculté à soulever les foules en font un met de choix. Allociné a ainsi créé la fiche du jeu Heavy Rain au même titre qu’un film prouvant ainsi la dimension grand public de l’oeuvre de Quantic Dream. Le New York Times lui-même s’empara du phénomène Beyond : Two Souls à sa sortie en octobre 2013 en tentant une approche cinématographique du titre et donc une critique occultant son statut de jeu vidéo. Le Monde, mastodonte de la presse écrite dans l’Hexagone, a de son côté ouvert une rubrique Pixels et engager des auteurs à même de couvrir des sujets aussi disparates que la culture web, les réseaux sociaux et le jeu vidéo.
Au-delà des cérémonies singeant les Golden Globes ou le festival de Cannes telles que les Video Game Awards (VGX) ou encore les PING, le jeu vidéo vagabonde en terres étrangères s’arrogeant un espace dédié lors du festival international du film fantastique de Gerardmer avec The Darkness II ou encore la diffusion d’un Making of pour Heavy Rain lors de la FIMAC (Festival International des Médias Audiovisuels Corporate) et d’une bande-annonce de Beyond Two Souls lors du festival du film américain indépendant de Tribeca. Et les productions du studio parisien dirigé par David Cage eurent l’honneur d’être nominées par The British Academy of Film and Television Arts (BAFTA) en 2014 pour Beyond Two Souls dans les catégories suivantes : Best Artistic Achievement, Best Original Music et Best Performer.
Le jeu vidéo n’en est qu’à ses balbutiement en comparaison des arts ayant parcouru la surface de la Terre depuis des siècles. Par sa persévérance et l’intérêt grandissant du public, la jeune pousse vigoureuse qu’est le 10ème art a gagné ses chiffres de noblesse.
Diviser pour mieux régner
Se dandinant désormais avec son statut de 10ème Art en bandoulière, le jeu vidéo n’en demeure pas moins une oeuvre de l’esprit et de ce fait se doit d’être protégé et dans ce domaine la législation française à elle seule traduit la complexité de création d’une oeuvre vidéoludique. Dimension logicielle, visuels, bande-originales, mise en scène… forment un puzzle où chaque pièce dépend d’une équipe de créatifs et d’un régime de protection approprié. Tandis que la partie logicielle du titre sera protégée par le régime spécifique applicable aux logiciels, la musique sera placée sous le régime de protection des oeuvres musicales. Ainsi, les composants d’un jeu se voient appliquer un statut juridique qui leur est propre. Et ce simple état de fait dénature l’essence même de ces oeuvres d’un genre nouveau.
Protéger la création est un droit mais la décomposer de la sorte supprime à mon sens sa dimension sensorielle et autorise un jugement de valeur chiffré et chiffrable au même titre que les softwares de bureautique, au détriment de la démarche artistique ayant donné naissance à l’oeuvre. A aucun moment pinceaux, cadres, couleurs, formes et modèles d’un tableau ne seront séparés afin de répondre à l’appel du légal. Le jeu vidéo en tant qu’art ne peut être perçu comme un pot-pourri de savoir-faire, un mille-feuilles, sous peine de démanteler la vision des auteurs et de perdre de vue l’oeuvre dans son ensemble et donc son message.
Une note pour les gouverner tous
A la différence du cinéma, de la peinture et toutes autres formes d’art, le jeu vidéo se teste et non se critique. Ce simple abus de langage révèle au grand jour ce changement de perception lorsqu’une oeuvre vidéoludique passe sous l’oeil avisé d’un journaliste (et non d’un critique). Le test est une forme industrialisée de la critique, régie par un cadre et des normes. Un jeu vidéo est un logiciel. En tant que tel, le test technique fait sens et suit un plan précis pour être mis à l’épreuve, à l’image des tests automobiles. Bugs, mises à jours et comportements attendus, une expérience vidéoludique ne peut être décorrélée de la technique. Aussi bonne soit la vision de l’auteur, une réalisation déplorable aura raison de ses intentions.
Et pourtant, le ressenti fait partie intégrante de l’expérience. Sans cette dimension sensorielle, le test perd de vue ce statut d’oeuvre d’art. Atteindre le beau ne se résume pas à un code calibré ronronnant à la perfection. Un jeu vidéo sans âme aura autant d’intérêt qu’un tableur Excel pour le joueur souhaitant vivre pleinement une expérience. Par la plume, le visuel, le son, les interactions… une oeuvre vidéoludique s’exprime bien au-delà du logiciel donnant vie à tous ces éléments. La note, héritage des tests industriels, aussi réfléchie soit-elle traduit tant bien que mal deux notions aux antipodes, la technique et le ressenti. Entité paradoxale en définitive, ce nombre diverge d’un journaliste à l’autre et à raison. Là où les industriels dansent à l’unisson, les critiques ressentent, expérimentent pour des résultats bien souvent différents.
Pour cent briques t’as plus rien
Et cette volonté de quantifier le plaisir se retrouve dans le prix d’un jeu. Un film coûte 10€ en salle, 30€ en Blu-ray. Une bande-dessinée oscille entre 10 et 30€, un CD de musique 15€. Les prix sont connus, acceptés dans la majorité des cas ou bien boudés par le public. Mais la qualité de l’oeuvre n’est jamais remise en cause du fait d’un prix élevé. Un film restera excellent même si l’achat du DVD vous endette pour 10 ans. Il en va de même pour toutes les formes d’art à l’exception d’une seule, celle qui nous intéresse tout au long de cet article.
Le 10ème art... De par ces 2 chiffres, le jeu vidéo espère se détacher de ce consensus où durée de vie et prix sont liés à la vie à la mort. Un film de 90 minutes est-il par essence moins bon qu’un film de 2 heures ? Un comic book de 50 pages à 10€ est-il moins pertinent qu’un manga de 100 pages à 7€ ? La réponse tient en un mot : NON ! Malgré tout, le public s’entête à unifier qualité, durée et prix. “Pour 10€ ça vaut le coût !”. “ça fait du 10€ de l’heure”... L’expérience sera-t-elle moins bonne si le jeu avait coûté le double ? L’expérience restera la même à n’en pas douter. L’aventure sera-t-elle aussi prenante avec une durée de vie décuplée ? Etirer un concept peut tout simplement le dénaturer. Nos limites financières personnelles et notre désir de quantité n’expliquent pas à elles seules ce changement de perception vis à vis d’un jeu. Notre manière de penser est en cause et alimente parfois ce manque de considération artistique dont est victime le jeu vidéo.
En considérant le 10ème art comme un banal produit de consommation, note et perception du prix s’imposent à nous. Mais j’aime à croire que l’art vidéoludique est en devenir et brisera les chaînes numéraires que nous lui imposons dans les décennies à venir. Le jeu vidéo ne peut rester éternellement le vilain petit canard des arts. Forme d’expression toujours prompte à innover et à repousser ses limites, le jeu vidéo mérite une considération d’ordre artistique.