Il arrive à la fin du mois et remonte le temps pour nous investir de son idée de la Préhistoire. Far Cry Primal se dévoile un peu plus grâce à ses développeurs. Mais pas n'importe lesquels puisque cette fois-ci, ce sont deux linguistes que nous avons rencontrés pour comprendre un peu plus l'univers du jeu. Etrange pour un jeu de la licence Far Cry. Pourtant leur apport au projet est notable. Retour sur une entrevue atypique en compagnie de Brenna Reinhart Byrd et son mari Andrew Byrd.
Far Cry Primal : Un trailer Mammouth
Nous sommes dans les locaux d'Ubisoft Montreal. A l'extérieur pour les canadiens c'est presque l'été indien avec cette température frôlant les deux degrés Celsius. Sur la petite scène sur laquelle les speakers s'enchaînent, sont introduites deux personnes qui semblent particulièrement nerveuses. Un couple aux sourires gênés qui n'ont pas trop l'air de comprendre ce qu'ils font là. Pourtant sans eux, Far Cry Primal ne serait pas ce qu'il est. Car Far Cry Primal a eu la bonne idée de se projeter à une époque pour le moins exotique, d'où leur présence.
La lumière en plein visage, ils se présentent : « Salut moi c'est Andrew et voici ma femme Brenna, nous sommes linguistes et travaillons dans des universités américaines dans lesquelles nous exerçons un métier qui nous passionne. Un jour Ubisoft nous a démarchés et nous nous sommes dits, qu'est ce c'est que cette histoire ? Nous avons écouté leur proposition et très vite, il était évident pour nous que leur offre était plus qu'enthousiasmante. Ce que vous allez entendre ne signifiera peut être pas grand chose pour vous mais pour nous ça a été un moment émouvant. Nous n'avions jamais travaillé sur un jeu vidéo auparavant. Imaginez vous que l'on vous demande, en tant que linguiste, de faire revivre une langue morte... ».
Le spécialiste en langues proto indo-européennes nous ouvre à son projet, celui de réinventer le langage du néolithique. L'idée à travers le concept est claire et pour le moins ambitieuse, et ce sont deux ans de recherches sur les traces des premiers Hommes qui ont permis aux linguistes de remonter aux prémices de notre langage. En terme d'immersion, c'est un peu comme si les joueurs rejouaient aujourd'hui au premier Assassin's Creed (ou au second d'ailleurs) dans sa langue originelle. Mais si pour ces derniers softs, la base historique et les sources sont nombreuses, pour Far Cry Primal la langue qui parcourt le jeu de bout en bout d'Oros n'existe plus depuis des millénaires.
Il est loin le temps où Jean Jacques Annaud adaptait la Guerre du feu, basé sur le roman de J-H Rosny aîné. Pourtant le cheminement est le même. Le Ulam, la langue du film a été conceptualisée par un linguiste. C'est Antony Burgess, l'auteur de L'Orange Mécanique (ensuite adapté par Kubrick dans son célèbre film « Orange Mécanique ») qui s'était chargé à l'époque de traduire phonologiquement la langue qui unissaient les tribus néandertaliennes et homo-sapiens. Dans la Guerre du Feu, les onomatopées fusaient comme des éclairs porteurs de sens. Les mots que les acteurs crachaient à l'époque étaient nés de la fusion des langues européennes. Pour Far Cry Primal, le cheminement suit la même voie pour constituer un corpus élégant de mots servant l'intérêt d'une syntaxe particulière, primitive et puissante. Et pour l'occasion ce sont 40 000 mots de scripts à traduire surgis de la tête du couple linguiste qui intègrent l'espace sonore et les dialogues du jeu. Ces derniers ont été accompagnés par 3 autres de leurs collègues dans cette entreprise de longue haleine, pour un résultat qu'ils jugent "plausibles".
Toutes les cinématiques du jeu ont été tournées à Toronto. Grâce aux effets de motion capture, aux postures des hommes capturées sur la pierre des grottes préhistoriques, et un travail intensif sur la prononciation des 1200 mots uniques du jeu, les acteurs ont pu donner vie au nouveau Far Cry. Brenna nous a confié que cette partie là du travail a été à la fois très enthousiasmante et aussi fatigante : « C'était assez fou de voir tout se bâtir petit à petit. Bien sûr étant à l'université je ne pouvais pas toujours être présente sur les plateaux pour accompagner les acteurs dans leur jeu. Alors on a beaucoup utilisé Skype pour travailler, et dès qu'on le pouvait on volait vers le Canada pour voir les résultats et retravailler sur les tournures et les prononciations des phrases jouées. Il nous a aussi fallu créer un appendice pour répertorier tous les mots créés avec leurs significations propres afin que tout le monde puisse tourner les scènes facilement. En comprenant ce qu'ils disaient les acteurs pouvaient imaginer quelles émotions mettre derrière chaque phrase. » Le langage est aussi une motivation de la connexion au monde, même si ce dernier est fictionnel.
Nous avions commencé à développer le jeu en anglais. Mais très vite il nous est apparu que nous faisions fausse route. Avoir des dialogues dans un anglais travaillé pour sembler primitif ne correspondait pas à l'expérience que nous voulions livrer aux joueurs. Jean Christophe Guyot directeur créatif du jeu
Comment ne pas penser à Ferdinand de Saussure, père de la linguistique quand il disait Langue et écriture sont deux systèmes de signes distincts ; l'unique raison d'être du second est de représenter le premier... Mais pour représenter le premier comment fait-on ? C'est là tout le travail des Byrds.
« Comment constituer quelque chose de valable ou tangible quand on a une idée très approximative du passé lorsque ce dernier ne véhiculait pas encore d'écriture ? » commente Andrew.« Bien sûr nous n'avons pas travaillé sur des enregistrements où nous entendions les premiers hommes parler. Nous ne pouvions donc pas partir sur quelque chose de « physique » pour notre travail. Pour le paléolithique inférieur, nous parlons d'une époque reculée, qui a plus de 2 millions d'années, nous savons scientifiquement que la structure du larynx découverte sur les restes osseux de l'Homo Habilis n'était pas particulièrement optimisée pour produire un langage articulé. En fait, lors du paléolithique moyen, a été découvert un os de la bouche qui maintient la langue, son nom est l'os hyoïde. Nous pensons que c'est ce qui a favorisé la démocratisation du langage articulé. Avec Far Cry Primal nous avons voulu retrouver les origines du langage indo-européen puisque le néolithique a été une époque importante dans la constitution de celui-ci pour l'humanité ». Confie Andrew.
Brenna Reinhart Byrd : « Puisque nous parlions de Saussure et puisque notre démarche de linguiste est aussi inscrite dans cette optique. Nous sommes partis sur une formule simple qui nous a permis de ne pas partir de la source mais plutôt de faire le chemin inverse en partant du connu pour aller vers l'inconnu. Nous nous sommes posés deux questions : Comment savons nous s'il existait un langage ou non à l'époque ? Et si oui : Comment savons-nous cette chose-là ? »
Remettre dans le contexte, étudier les dialectes, les langues aux sonorités presque complices, le travail du linguistique est un travail de laborantin. Un peu comme si dans cette marmite dans laquelle fusionne une matière en ébullition, se décomposent et se recomposent des structures ayant un flux commun. « Ce que nous faisons c'est que nous étudions les langues qui sont connectées les unes aux autres. En constituant une généalogie tant sur le plan du signifié (Le signifié désigne le concept, c'est-à-dire la représentation mentale d'une chose) que du signifiant (Le signifiant désigne l'image acoustique d'un mot) nous nous approchons d'une idée de ce que nous recherchons. L'anglais et le français mais aussi des langues comme l'indien et le russe peuvent tout à fait être envisagées comme des ensembles connectés sur certains points. Mais qu'est ce qui ferait que l'anglais soit proche de l'indien par exemple ? Le mot « BROTHER » (frère en français) et son pendant en indien ancien « BRAHTEL » (il le prononce avec une gutturale sifflante) sont très proches et tout ceci n'est pas dû au hasard. » ajoute Andrew.
C'est dans ce contexte et plus particulièrement grâce à la théories des laryngales que Saussure a envisagé très tôt au 19ème siècle dans son « Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-européennes » cette plasticité du langage. Cette recherche des traits communs entre les langues a permis d'établir un protocole qui va bien plus loin que les ressemblances entre les langues d'un continent. Elles peuvent aussi à la marge, être connectées à des langues venues d'autres horizons (sémitiques par exemple) et, ou, plus anciennes. Brenna note « Saussure avec ses laryngales a émis l'hypothèse que des sons existaient grâce a des méthodes comparatives poussées à partir du grec. C'est comme si on comparait le mot anglais « STAR » au mot grec ancien « ASTER » qui lui aussi veut dire étoile et qu'on établissait une road map de la langue. Et plus on remonte le temps et plus on se dit, d'où vient ce son ? Il devait bien y avoir quelque chose encore avant. Et c'est quelque chose d'assez fantastique, car grâce à cette technique comparative nous avons réussi à avancer dans notre perception des mots et de ce que nous voulions exprimer. C'est aussi de cette manière que nous avons travaillé sur le jeu. »
C'est en se basant sur un échantillonnage phonologique (La phonologie est la branche de la linguistique qui étudie l'organisation des sons au sein des différentes langues naturelles ) de mots anciens et en poussant les hypothèses que le corpus de 1200 mots a été atteint. Bien sûr ce dernier est basique, car il répond à cette notion de primitivisme, mais Brenna tenait aussi à nuancer la portée de cette idée en l'inscrivant dans la compréhension de la langue ancienne égyptienne. Ce n'est pas parce qu'une langue est morte où qu'une civilisation n'est plus qu'elle est primitive. La civilisation grecque ou l'Egypte ancienne démontrent à ce niveau le raffinement du langage des humains. Et pour es égyptiens c'est encore plus imperméable, car là aussi l'écriture et leur langage peuvent sembler décorélés. C'est d'ailleurs encore aujourd'hui une époque bien mystérieuse à bien des égards.
Avec ces 1200 mots, il a fallu assembler des phrases. Ces phrases devaient coller au script du jeu. Le vocabulaire est une chose, mais qu'en était-il de la grammaire ou de la syntaxe ? « Alors là aussi on s'est bien pris la tête » Brenna en rigole. « Vous savez, parfois le vocabulaire, la grammaire, la syntaxe, ce sont des choses très malléables. Prenez le turc, le latin, l'arabe et regardez leur constitution, parfois le verbe conjugué est juste un mot qui change de forme, d'intonation, ou de placement dans la phrase. Dans d'autres langues, vous pouvez les retrouver à d'autres places, avec des pronoms personnels pour les conjuguer. Il ne nous fallait pas penser le vocabulaire en dehors de la syntaxe pour le jeu. Par contre, nous l'avons fait à différents niveaux. »
Le Trailer de lancement de Far Cry Primal
Et c'est aussi là que ça se corse pour nos chercheurs mués en Dr Frankenstein de la langue parce que Far Cry Primal compte trois (deux si on excepte celle de Takkar le héros du jeu les WENJA) tribus principales. Trois tribus antagonistes, aux velléités différentes et aux mœurs là aussi éloignées. Far Cry Primal pourrait prendre place dans l'actuelle Slovaquie. Andrew Byrd commente : « Le monde d'Oros est situé au centre de l'Europe aux bordures du Danube et pour que ce monde ludique existe, il fallait le polariser. Ainsi il fallait que les tribus des UDAM et des IZILA ne parlent pas la même langue. Les Udam sont un peuple décimé par leurs croyances et leur vision du monde, ils sont anthropophages et plus sauvages que les autres. Pourtant ils parlent aussi la langue du héros de l'aventure et des Wenja. Nous avons juste travaillé sur les intonations, les accents mais aussi la structure du langage dont la syntaxe pour leur donner cet aspect un peu plus « primitif » (Andrew fait un signe pour dire qu'il met le mot entre guillemets). Pour les Izila, c'est une autre histoire. Le peuple se veut plus raffiné, mais pas moins violent. Ils vénèrent le soleil et maîtrisent l'art de l'agriculture. De fait nous avons travaillé afin d'étager les structures du langage et ainsi affiner leur représentation pour le joueur. »
Cette dimension rappelle que le jeu vidéo reste un terrain d'exploitation du vaste champ du possible. Comme irrigué par cette notion de vérité, Far Cry Primal avec son apparence de jeu brutal est aussi le témoin discret d'une force créative qu'il cache derrière de grands coups de silex et de dépeçages d'animaux sauvages. « Il y a une quantité de recherches énormes à travers tous les choix que nous avons faits pour le jeu. Au départ quand j'ai vu la tâche qui nous attendait je me suis dit que ça allait être très compliqué. Mais il y a eu des moments de grande joie dans cette aventure. Je vais vous le dire, la première fois que j'ai vu une scène du jeu, jouée par une actrice parlant le proto indo-européen, une langue qui n'a pas été parlée pendant - dieu seul sait combien de temps (sic) – ça m'a arraché une petite larme je l'avoue, c'était magnifique. » avoue Andrew. Si Far Cry Primal ressemble aujourd'hui à une marque, un produit, un énième open-world, pour les Byrds, ça a été avant tout un terrain d'expérimentation sur lequel ils ont pris beaucoup de plaisir. Pour conclure, Brenna nous a avoué tout sourire qu'elle ne trompait pas Andrew, et lui réciproquement, puisqu'« avec le proto indo-européen nous faisons ménage à trois ».