Pour ceux qui ne les connaitraient pas, les jeux Zelda parus sur la Philips CD-i sont quasiment aussi connus qu'Ocarina of Time, mais plutôt en raison de leur médiocrité. Pour avoir une idée de la réputation de ces titres, nous vous conseillons de regarder la vidéo du Joueur du Grenier qui vous présentera le tout avec une dose d'humour sympathique.
L’assemblage et la création d’un jeu AAA requiert tant d’argent et une équipe tellement grande de nos jours. J’ai vraiment vu beaucoup d’entreprises et chaque jeu à son histoire propre. Pas seulement le scénario du jeu, mais l’histoire en termes de situation dans laquelle il a été fait, où cela l’a-t-il amené et les différentes facettes qui en découlent. Le timing, le budget, les contraintes hardware et les difficultés liées à l’éditeur, vous savez, tout ça me fait avoir de la compassion et de l’empathie pour toutes ces compagnies qui réussissent à sortir de bons jeux de leurs locaux. – Dale DeSharone
Quoi de mieux pour commencer cette histoire que cette phrase prononcée par l’homme responsable de toute cette affaire ? En 1993 paraissent sur Philips CD-i, Link: The Faces of Evil et Zelda: The Wand of Gamelon, les deux seuls jeux de la série de Miyamoto à ne pas être sortis sur une console de Nintendo. Vous connaissez certainement le résultat, il s’agit des épisodes que tous les fans préfèrent oublier et éventuellement ressortir à quelques occasions pour rigoler un bon coup. Encore pire, la machine de Philips accueillera ensuite Hotel Mario et Zelda's Adventure afin de parfaire le massacre.
Mais derrière les deux titres de ’93 se cache en fait une réalité peu connue, un cas complètement invraisemblable et parfaitement illustré par la citation en en-tête. Cet article sera donc l’occasion pour nous de décrypter cette énigme. Pourquoi Nintendo a-t-il laissé filer ses bébés ? Qui est responsable de cette hérésie ? Et surtout, d’où nous viennent ces animations diaboliques ? Suivez le guide, nous partons en quête de réponse sur le pourquoi du comment de Link: The Faces of Evil et Zelda: The Wand of Gamelon. « Squalala ! Nous sommes partis ! ».
Une histoire de trahison
Notre histoire commence en 1988, durant la phase de conception de la Super NES. Nintendo, tout comme son rival Sega, lorgne sur le succès de la PC Engine de NEC qui possède un lecteur CD. Cette nouvelle technologie est moderne et cool aux yeux des consommateurs et la firme de Kyoto compte bien en profiter pour sa deuxième console de salon. C’est ainsi qu’est mis en chantier la création du CD-ROM Adapter, une extension de la SNES développée en partenariat avec Sony. Comme le contrat liant les deux partis le stipule, le géant nippon de l’électronique empoche en plus de cette alliance, le droit de créer une console compatible avec les jeux Nintendo qui est baptisée "Play Station".
Rapidement, les papas de Mario freinent volontairement le développement de cet outil. La raison est simple, l’accord signé entre les deux sociétés est tout bonnement inadmissible puisqu’ils offrent la propriété de tous les futurs jeux censés sortir sur le SNES CD-ROM Adapter à son partenaire. Dans le plus grand secret, Hiroshi Yamauchi, président de Nintendo, dépêche deux de ses responsables jusqu’en Hollande afin de négocier une nouvelle alliance avec le grand rival de Sony. Ce faisant, la firme de Kyoto brise le contrat offrant à Sony les droits sur les titres de l’extension CD.
C’est ainsi qu’un accord bien plus avantageux est signé entre Nintendo et Philips seulement quelques semaines avant la présentation officielle du SNES CD-ROM Adapter. Le 1er juin 1991 à Chicago, un responsable de Sony monte sur la scène du Consumer Electronic Show afin d’annoncer fièrement : « Nous avons un partenariat avec Nintendo et allons ainsi développer notre propre console, la Play Station ! ». La presse exulte, les deux géants japonais s’associent pour conquérir le monde, alors même que l’extension CD de la Super NES n’a pas encore été évoquée. C’est justement l’objet principal de la présentation de Nintendo prévue pour le lendemain. À 9h, l’entreprise reine dans le milieu du jeu vidéo fait son entrée sur la scène et d’un revers de sa cape balaye l’euphorie générale : « Nous venons d’entrer en partenariat avec Philips afin de créer un lecteur de CD-ROM pour notre Super NES ! ». Sony est furax et les journaux s’insurgent de voir une entreprise nippone laisser tomber l’un de ses compatriotes pour un rival hollandais. Qu’importe, le mal est fait et Nintendo recommence donc les travaux en compagnie de Philips.
La suite est simple, la compagnie de Yamauchi décide de faire du sur-place afin de voir comment la concurrence se débrouille. L’extension CD de la Mega Drive se vend correctement, mais pas assez aux yeux de Nintendo qui ralentit ainsi volontairement le développement de son produit par peur de ne pas être rentable. Les salons passent et la firme de Kyoto se contente de repousser constamment son produit jusqu’en août 1993, mois durant lequel l’annulation du Super NES CD-ROM Adapter est officialisée. Le retard accumulé fait de cette extension un produit d’ores et déjà obsolète, surtout que le développement de la future N64 est annoncé au même moment.
Le problème c’est que le contrat signé avec Philips stipule que les futurs jeux sur support CD de la SNES sont censés être compatibles avec la console du constructeur hollandais, la CD-i. Nintendo se voit ainsi obligé de faire un geste pour contrebalancer le manque a gagné occasionné par l’annulation du CD-ROM Adapter. C’est à ce moment précis que l’horreur fait son premier pas : l’accord compensatoire offre à Philips la possibilité de créer cinq jeux basés sur les personnages de Nintendo. La firme hollandaise passe alors un appel d’offre et demande des pitchs pour des jeux Mario ou Zelda.
Animation Magic : Une histoire entre deux mondes
Au même moment, un studio du nom de Spinnaker Software décide d’arrêter le développement sur Philips CD-i après avoir livré sept productions. L’équipe spécialisée dans cette plateforme est donc mise à la porte et Dale DeSharone qui la dirigeait convainc ses collègues de le suivre dans la création d’une nouvelle compagnie. Baptisée Animation Magic, cette entreprise financée par American Interactive Media (la branche logicielle de Philips), commence son aventure lorsque l’appel d’offre concernant les jeux Nintendo est publié. Animation Magic propose alors deux idées, l’une pour un jeu Zelda, l’autre pour un jeu Link et réussit à s’imposer. Des contrats accompagnés de contraintes assez fortes sont ainsi signés, le budget est de 600.000 dollars par jeu et l’équipe a un an pour développer le tout.
Nous étions en 1991-92 et même à cette époque, un ingénieur américain coûtait environ 100.000 dollars par an (salaire, taxes, bureau, équipement, assurances, coûts administratifs). C’était également une époque où un disque dur 1 Go coûtait 3.000 dollars. - Dale DeSharone, chef du développement de Link: The Faces of Evil et Zelda: The Wand of Gamelon
L’équipe est alors composée d’une petite dizaine de personnes, quatre programmeurs, un ingénieur audio, quatre artistes, un producteur et un scénariste freelance qui aidait également au design. Tout ce petit monde vient s’installer dans de tous petits locaux situés à Cambridge, dans le Massachusetts. Tout ce petit monde ? Pas tout à fait. Par manque de place, les animateurs sont placés dans des appartements situés non loin de ces bureaux. Vous l’aurez compris, la création d’Animation Magic Studio s’est faite assez précipitamment et avec des budgets minimums.
Pour parfaire la difficulté de la tâche, American Interactive Media se montre exigeant et réclame des cinématiques dessinées à la main dans les jeux. Avec seulement 1,2 millions de dollars pour réaliser deux titres en à peine un an, l’équipe de DeSharone va devoir tirer sur les coûts… C’est ici qu’un certain Igor Razboff entre en jeu. Ce développeur Russe titulaire d’un doctorat en mathématiques et informatique de l’université de Saint Petersburg souhaite rentrer dans son pays d’origine et créer son entreprise là-bas. Après une douzaine d’années passées aux Etats-Unis, la chute du mur de Berlin se présente comme l’occasion ou jamais pour Igor de sauter le pas. Il rencontre Dale DeSharone et les deux personnages se trouvent des intérêts communs. L’un a besoin d’animations peu chères pour ses jeux CD-i et l’autre souhaite fonder sa compagnie.
Igor et moi nous sommes rencontrés et avons parlé du type de business que nous pourrions lancer à St. Petersburg. J’avais vu beaucoup de films d’animation venant d’Europe de l’est et de l’ex-Union Soviétique. Donc je me suis dit qu’il pourrait probablement faire de l’animation là-bas. - Dale DeSharone, chef du développement de Link: The Faces of Evil et Zelda: The Wand of Gamelon
Razboff va ainsi partir jusqu’à St. Petersburg pour créer une branche russe dédiée à l’animation en recrutant plusieurs dizaines de personnes. Malheureusement, cette main d’œuvre low-cost à un autre coût, sa qualité. Les quelques formations dispensées en Europe de l’est sont loin d’être aussi bonnes que celles proposées aux Etats-Unis et la différence est marquée, notamment au niveau des techniques. Pour commencer, les animateurs russes utilisent pour la plupart le bon vieux couple papier / crayon avant de passer par un scanner et de détourer le tout sur ordinateur. En termes de compétences, il suffit de citer Dale DeSharon pour avoir un avis clair : « Les animateurs russes avaient des niveaux plutôt inégaux en termes d’animation ».
"Vous avez un an"
De manière surprenante, Nintendo n’a pas fourni quoi que ce soit pour faire respecter sa licence. Les développeurs n’ont reçu aucun document de la part de Kyoto et les uniques références disponibles étaient les artworks visibles sur les pochettes et livrets des jeux NES. Seule une validation des apparences de Link et Zelda était imposée avant de pouvoir aller plus loin, ce qui reste étonnamment léger. Phillips se montre également très peu contraignant sur le plan artistique, ce qui laisse donc libre court à l’imagination des animateurs.
C’est ainsi que le travail commence en 1992 avec d’un côté la branche américaine composée d’une dizaine de personnes et de l’autre, le côté russe comptant un peu moins de cinquante employés. Malgré quelques problèmes de communication entre les deux pays, notamment en raison du décalage horaire, les instructions seront envoyées tous les jours à St Petersburg qui assure la cadence grâce à ses quarante animateurs motivés. Mais en dehors de l’artistique, il y a également la question du gameplay. A cette époque, Nintendo n’a sorti que deux jeux Zelda hors du Japon : le premier étant en vue du dessus et l’autre un side-scroller. Alors que l’équipe pense qu’une vue du dessus serait plus adaptée, Philips fait rapidement comprendre que ce jeu doit démontrer toute la puissance de la CD-i et ainsi se baser sur un défilement horizontal qui semble plus moderne.
Le problème, c’est que la console hollandaise a avant tout été conçu pour le jeu éducatif. La rapidité du scrolling n’était pas forcément le grand souci des ingénieurs de Philips et c’est pourtant la base de ce que va devoir développer Animation Magic. Qu’importe, la firme hollandaise aura son side-scroller, mais cela ne se fera pas sans quelques ralentissements et longs temps de chargement…
La CD-i n’était clairement pas une console de jeu et Philips était en fait très clair en nous disant que le marché visé par cet appareil n’était pas celui des jeux. J’avais d’ailleurs remarqué une subtile hostilité envers les jeux de la part des hauts placés d’AIM (American Interactive Media, la branche d’édition logicielle de Philips). Philips pensait que les gens achèteraient leur console pour le côté éducatif. Tout cela a bien changé après le lancement de la CD-i puisque les seuls titres qui se vendaient étaient des jeux. - Dale DeSharone, chef du développement de Link: The Faces of Evil et Zelda: The Wand of Gamelon
Vous l’aurez compris, en plus d’avoir un budget et un temps limité, la bande de Dale et Igor se retrouve à devoir travailler sur une console non-adaptée à leur projet. Tandis que les artistes russes travaillent tranquillement sur les longues minutes d’animation réclamées par Philips, les américains tentent de trouver le meilleur compromis entre qualité et économies depuis leurs locaux de Cambridge. Les programmeurs mettent sur pieds un moteur qui sera utilisé pour les deux jeux et ce malgré les grandes limitations de la CD-i. Les quatre animateurs de Cambridge s’occupent de l’aspect général du titre et dessinent les sprites des personnages, leurs animations, les fonds, la carte du monde et toutes les autres composantes du jeu en lui-même. Ce sont également eux qui managent le travail réalisé par l’équipe russe sur les cinématiques en renvoyant les dessins jugés trop pauvres accompagnés d’instructions qu’Igor Razboff communique à ses employés.
Pendant ce temps, le pauvre Dale DeSharone qui est aussi programmeur doit gérer ces groupes épars en vadrouillant à droite, à gauche. Il faut aussi bien s’occuper du moteur avec les développeurs dans les bureaux que se rendre dans les appartements des artistes pour discuter du script et de l’aspect général du jeu avant de réfléchir avec l’écrivain de la structure des niveaux, de l’utilisation des objets, de la progression et autres éléments clés du gameplay. De son côté, Tony Trippi planche sur la composition de la bande-originale des deux titres. Tout cela va durer exactement un an, douze mois durant lesquelles l’équipe d’Animation Magic devra travailler sur deux jeux à la fois, parvenant à respecter ses engagements auprès de Philips. Après de nombreux aller-retour entre St Petersburg et Cambridge, Dale DeSharone et Igor Razboff peuvent souffler, Link: The Faces of Evil et Zelda: The Wand of Gamelon sortent simultanément sur CD-i le 10 octobre 1993 aux Etats-Unis et la même année en Europe.
Comment parler des Zelda parus sur CD-i sans évoquer les incroyables doublages auxquels nous avons eu le droit. Portées par quelques acteurs émérites, dont Thierry Wermuth qui a doublé Tintin, les voix françaises jouissent d'un charme unique, notamment grâce à quelques traductions et coupures maladroites. Petit florilège des scènes les plus cultes :
Pourquoi Link: The Faces of Evil et Zelda: The Wand of Gamelon ne sont pas des mauvais jeux
Il est aujourd’hui communément admis que Link: The Faces of Evil et Zelda: The Wand of Gamelon sont de mauvais jeux. Popularisé par les nombreuses vidéos venant défendre la sublime série de Nintendo telles que celles de l’Angry Video Game Nerd ou bien de Joueur du Grenier en France, cet avis est devenu fortement majoritaire. Comment leur donner tort ? De manière factuelle les Zelda sortis sur CD-i ne sont pas bons. Je suis par ailleurs le premier à rigoler en regardant JdG s’énerver sur les contrôles hasardeux du jeu ou bien se moquer des cinématiques aujourd'hui obsolètes. Ne parlons pas des animations qui sont aujourd’hui une référence pour tout amateur de YouTube Poop qui se respecte.
Toutefois, comme toute œuvre artistique, le jeu vidéo ne prend un sens définitif qu’une fois remis dans son contexte. Il est souvent intéressant, si ce n’est indispensable, de juger ces créations en fonction de tout leur background historique, la situation dans laquelle cette construction a eu lieu. Dans le cas des Zelda CD-i, cela permet de mieux comprendre toutes les facettes de cet échec et ainsi répondre à la question qui ressort lorsque ces deux jeux sont évoqués : comment ont-ils fait pour en arriver-là ? Une fois le côté humain remis sur le devant de la scène, la vraie réflexion qui s’impose est plutôt : « Wow, cette équipe a eu affaire à un défi extraordinaire et finalement, elle ne s’en est pas si mal tirée ». Explications...
Comme nous l’avons vu, de grosses contraintes techniques ont frappé les développeurs de plein fouet. Les capacités hardware de la CD-i sont très limitées et si certains problèmes techniques surgissent lorsque nous jouons à ces jeux comme, par exemple, les temps de chargement excessivement longs, c’est clairement indépendant de la volonté des programmeurs. « Oui, mais c’était des devs au rabais, ils ne savaient pas coder ! » - Pas vraiment, Dale DeSharone est un ingénieur reconnu (notamment grâce à Below the Root) et ses collègues étaient pour la plupart expérimentés dans leur domaine. Même si vous expliquer tous les défauts de l'engin de Philips (manettes analogiques, pas de son MIDI, lecteur disque 1x…) serait révélateur, nous allons tout simplement résumer cela en seule phrase : la CD-i n’est pas une console pensée pour les jeux. Une bonne partie du temps qui aurait dû être utilisé pour rendre les contrôles plus ergonomiques l’a été pour coder un moteur tirant le meilleur d’une machine aux capacités faiblardes. DeSharone s’est par ailleurs dit très fier d’avoir réussi à réaliser des titres aussi corrects en termes de performances sur cette machine.
Deuxième composante ayant certainement représenté le plus gros poids pour les développeurs : le temps et le budget. Réaliser deux jeux en une année en partant de rien est déjà quelque chose de compliqué en soit, mais être obligé d’y incorporer de véritables cinématiques animées à la main rend la tâche cent fois plus dantesque. N’oublions pas le dernier ingrédient qui vient détruire toute possibilité de livrer quelque chose digne du nom Zelda, les 600.000 dollars de budget par jeu. Comme l’explique Dale DeSharone, un ingénieur américain coutait à cette époque environ 100.000 dollars par an. S’il avait fallu payer une quarantaine d’artistes américains pour les animations, le compte en banque du studio serait tombé dans le rouge en moins de deux mois. Externaliser la production vers la Russie était donc la seule solution viable et il est assez incroyable qu’Animation Magic ait réussi à tenir ses engagements avec des conditions pareilles.
Enfin, il convient de replacer ces deux jeux dans leur contexte. Nous sommes en 1992 et les cinématiques aujourd’hui considérées comme ridicules par la majorité des joueurs étaient loin d’être aussi mal perçues. Prenons par exemple l’aperçu du magazine du Joystick qui avait pu essayer les jeux lors de l’ECTS ’93 :
Link (The Faces of Evil) est une vraie réussite, avec des animations parfaites et surtout, des graphismes époustouflants. – Joystick, page 44 du numéro 38 (Mai 1993)
Bref, aux yeux des joueurs de 1993, Link: The Faces of Evil et Zelda: The Wand of Gamelon n’étaient vraiment pas laids, même si la qualité du dessin animé était considérée comme moyenne. Les notes reçues par le jeu à sa sortie variaient même entre le bon et le moyen, à l’image du 79 % délivré par Joystick lors du test définitif paru dans le numéro 44.
Une autre critique qui revient souvent est celle du respect de la licence et notamment la question du caractère de Link. Dans les jeux de la CD-i, notre petit héros en tunique verte est dépeint comme un saltimbanque plutôt lâche et coureur de jupons. Si aujourd’hui les phrases pathétiques qu’il prononce pour tenter d’obtenir un baiser de la princesse apparaissent comme une hérésie, c’était moins évident il y a un quart de siècle. En effet, au début du développement de ces deux titres, Nintendo n’avait publié que deux jeux de la série Zelda en dehors du Japon. Dans ces derniers, le personnage de Link, à l’instar de Mario, n’avait pas un caractère très marqué : il s’agissait d’un sprite muet censé vous représenter dans le jeu. C’est par ailleurs tout le talent de Shigeru Miyamoto, créer des personnages fonctionnels qui laissent place à l’amusement plus qu’aux sentiments.
Dans ce contexte, les équipes d’Animation Magic ont dû créer un caractère pour Link qui n’était pour l’instant qu’une représentation sommaire d’un héros inspiré des récits mythologiques. Certes le résultat n’est pas très viril et bien loin du côté épique imaginé par Miyamoto, mais force est de constater qu’insuffler une dose d’humour rendait les choses plus parlantes pour les enfants habitués aux cartoons. Fait intéressant, Nintendo s’est montré très curieux concernant la lecture qu’avait eue le studio des personnages. Il faut dire qu’en dehors des sprites 2D très peu détaillés, seuls les artworks présents dans les manuels des Zelda 1 et 2 permettaient de se faire une véritable idée du physique de Link et Zelda. C’était donc ça le véritable défi d’Animation Magic, créer un univers cohérent à partir de textures 8-bits et de quelques dessins.
Link: The Faces of Evil et Zelda: The Wand of Gamelon sont donc des ovnis, un peu de n’importe quoi dans l’histoire incroyable de l’industrie vidéoludique. Nous parlons ici d’avoir donné à une petite équipe les clés d’une licence fondatrice du jeu vidéo accompagné d’une poignée de billets. A titre comparatif, cela reviendrait à confier la réalisation du prochain Star Wars à un petit studio fauché parce que « de toute façon, ça porte un nom célèbre donc les gens achèteront ». Même si la facilité voudrait que cette conclusion laisse plus ou moins entendre que « tout ça, c’est la faute du grand méchant industriel », ce ne sera ici pas le cas. Le petit budget alloué à Animation Magic tenait certainement d’une réalité économique tendue, notamment liée aux déboires rencontrés par Philips pour lancer la CD-i et il serait bien facile de leur jeter la pierre.
Pour toutes ces raisons, le travail réalisé par l’équipe de DeSharone est, une fois remis dans son contexte, plus qu’honorable, voire quasi-miraculeux. Je ne vous le retirerai pas, les Zelda de la CD-i sont des Zelda exécrables. Ce ne sont pas pour autant de mauvais jeux, ils sont simplement prisonniers d’un nom qui est devenu quasiment aussi connu que le média qui l’a vu naître. C’est donc avec une certaine tendresse qu’il faudrait voir ces titres qui sont les victimes d’une industrie qui, en 1993, était encore assez jeune pour donner naissance à des hallucinations pareilles. Là où les fans attendaient de nouvelles bombes signées par les incroyables talents de Nintendo trônaient en fait deux productions bancales "osant se travestir en Zelda". Comme pour lui dire « Merci d’avoir relevé ce défi », le mot de la fin sera laissé à Dale DeSharone :
Nous étions au courant des critiques qui ont suivi la sortie des jeux. Je peux comprendre pourquoi les gens étaient déçus (…) Vous savez, nous n’étions pas Nintendo. Nintendo fait des jeux fantastiques qui sont exceptionnellement bien huilés au niveau du gameplay. Ils ont des game designers incroyables. J’imagine donc que rien n’aurait pu être à la hauteur de Nintendo, en termes de temps et d’énergie accordés au gameplay. Nous n’avions pas beaucoup de temps et nous développions deux jeux en même temps sur une plateforme qui était vraiment limitée (même si la NES à cette époque était également assez limitée et qu’ils ont fait du super boulot avec). Dans un même temps, Philips et tout le monde attendaient des graphismes plus jolis, plus de travail sur les musiques, les visuels, les animations… Il y avait donc beaucoup de choses à faire. (…) Je pense qu’étant donné les circonstances, nous avons fait du bon boulot. Cela aurait pu être mieux, mais ce n’était évidemment pas du Nintendo.