Un héros altruiste représentant fièrement son pays, une vision non choquante du conflit armé, le tout sur fond de guerre mondiale entre les grandes puissances militaires. Spec Ops : The Line ne suit aucun de ces codes habituels du jeu de guerre. Il offre une expérience très différente dans un contexte original, mais aussi bien plus traumatisant et qui a déjà marqué les esprits des amateurs de scénarios ficelés depuis sa sortie le 29 juin 2012. Plus de trois ans après son arrivée dans les étals, le titre développé par Yager dispose d'une réputation flatteuse mais reste un échec commercial pour le studio allemand ainsi que 2K, éditeur sur le projet.
Spec Ops : The Line est le petit dernier d'une série plutôt riche en épisodes, dont les moutures précédentes sont toutes sorties entre 1998 et 2002 et ont bénéficié de quelques salves d'extensions. Le bien nommé Spec Ops : Rangers Lead the Way a ouvert le bal sur PC, rapidement suivi de son extension Rangers Team Bravo la même année puis d'une suite directe qui pointera le bout de son nez en 1999, Spec Ops II : Green Berets. A l'image du premier opus, celui-ci aura droit à un contenu supplémentaire, Opération Bravo, mais également un portage sur Dreamcast nommé Oméga Squad. La PlayStation reste toutefois la console qui aura accueilli le plus d'épisodes, 4 au total et c'est tout naturellement que Take-Two, nouvel éditeur de la série depuis son arrivée sur console (Ripcord Games se chargeait des épisodes PC) décide de confier le développement d'un nouvel opus à Rockstar Vancouver, 4ème développeur à entrer dans la sphère Spec Ops. Auparavant, Zombie Studios (épisodes PC), Runecraft (épisodes consoles) et l’éphémère Big Grub (Spec Ops : Airborne Commando) s'étaient tour à tour refilés les clés du camion. Attendu sur PlayStation 2, Spec Ops : Airborne Division ne sortira finalement jamais et l'équipe de Rockstar Vancouver sera alors affectée avec bonheur à un nouveau projet, Canis Canem Edit aussi connu sous le nom de Bully. Exception faite des nouvelles mises à disposition des opus PlayStation sur le service en ligne de la PlayStation 3, il se sera donc écoulé 10 ans entre l'antépénultième épisode de la série et Spec Ops : The Line qui en est, à ce jour, le dernier épisode en date.
Si les premiers épisodes ont reçu un accueil critique positif grâce à leur dimension tactique intéressante, le côté austère de la série et les évolutions trop timides des versions consoles auront eu raison de sa pérennité, malgré la présence des éléments caractéristiques de la série de shooters : options tactiques telles que le contrôle d'équipiers, mode coopération, vue à la troisième ou la première personne. Spec Ops : The Line sera comme ses prédécesseurs un shooter dont il reprendra la vue objective, la possibilité de donner des ordres à ses coéquipiers et un mode multijoueur. Il s'en émancipera sur un point qui constitue le cœur de son expérience : Une trame narrative riche et complexe.
Genèse et développement
6 ans après l'arrivée du dernier épisode de la série, Spec Ops : The Line n'est pas encore un jeu, mais un prototype solide. Nous sommes en 2008 et c'est à cette époque que le projet prend vie, s'offrant un développeur (Yager), un éditeur (2K, détenteur de la licence Spec Ops) et s'assurant également de l'arrivée de plusieurs éléments tels que Walt Williams (scénariste), Cory Davis (lead game design) et Francois Coulon, dépêché par 2K et qui occupera les rôles de producteur exécutif et co-directeur créatif. Déjà bien avancé, le titre est supposé sortir en fin d'année 2009 mais va subir une série de retards dus à un calendrier de sortie trop optimiste et la volonté de l'équipe d'aller au bout de sa première idée : Proposer un shooter à la narration mature, forte, capable d'apporter un peu d'épaisseur à un genre banalisant habituellement la guerre quitte à la rendre propre.
Entre la réputation des précédents épisodes et le relatif anonymat dont jouit le studio Yager qui n'a à ce moment là développé que deux simulations aériennes, la presse n'attend alors pas grand-chose de Spec Ops : The Line jusqu'en 2009 et 2010, années où les premières sessions d'essais du jeu se déroulent. Les retours sont enthousiastes, les journalistes étant alors charmés par l'ambiance sombre, le ton mature du jeu et le choix d'une Dubaï post-apocalyptique détruite par une tempête de sable. Les possibilités offertes du point de vue tactique comme la destruction de vitres retenant des dunes pour détruire les ennemis ou la possibilité de donner des ordres au soldat font également leur petit effet, l'ensemble servant habilement l'ambiance évoquée précédemment.
L'étape est positive pour le studio qui continue sur sa lancée, soutenu par l'équipe éditoriale de 2K mais alors en difficulté avec le reste des sections de l'éditeur, inquiètes en voyant le temps de développement dépasser les délais d'origine. Malgré les remous, elle tient bon et c'est finalement en 2011 que le développement du titre touche à sa fin, ne nécessitant plus que divers ajustements d'ordres scénaristiques portant notamment sur l'introduction et la conclusion de l'aventure, mais également la phase de debug nécessaire pour assurer la stabilité technique du soft. Pourtant, si la partie solo de Spec Ops : The Line est prête début 2012, la sortie sera alors repoussée de 6 mois à cause d'un multijoueur pas encore prêt, confié tardivement aux Floridiens de Darkside Games studios. Spec Ops : The Line sort le 26 juin 2012 en Amérique du nord et trois jours plus tard en Europe, l'occasion pour les joueurs de pouvoir enfin juger manette en main des qualités du titre.
Sous la plage, les pavés
Cette partie abordant le scénario de Spec Ops : The Line, nous vous conseillons de passer directement au sous-titre suivant si vous souhaitez ne rien savoir de l'aventure. Il en est de même pour le film "L'échelle de Jacob".
Vos premiers pas au sein de Spec Ops : The Line sont trompeurs : Soldats propres sur eux, mission de sauvetage sur fond de plaisanteries, tout porte à croire que l'aventure sera une partie de plaisir. L'histoire, uchronique, nous emmène dans une ville de Dubaï dévastée par de violentes tempêtes de sables et ayant perdu tout contact avec le monde extérieur. Afin de secourir la population piégée sur place, les Etats-Unis envoient le 33ème régiment avec à sa tête un certain John Conrad (retenez ce nom), mais six mois plus tard, alors que l'ensemble de l'unité semble avoir disparu, un signal radio du Commandant Conrad est intercepté. C'est à ce moment qu'intervient votre fameuse équipe, composée du capitaine Martin Walker, et de vos deux hommes de l'unité Delta, Lugo et Adams. Au travers d'une vidéo de making-of du titre, Walt Williams (scénariste) annonçait la couleur : sa principale inspiration pour le scénario du soft n'est autre que la nouvelle de joseph Conrad (tiens tiens...) écrite à la fin du XIXème siècle ; Au cœur des Ténèbres. Ce livre racontant le voyage d'un jeune officier nous permet d'accompagner sa lente descente aux enfers physique et psychologique, dans un univers de plus en plus sombre et violent. Le film Apocalypse Now est d'ailleurs une inspiration directe, remise au goût du jour de la nouvelle de Joseph Conrad. Mais avec de telles références, Spec ops : the Line était-il capable de s'émanciper ? De proposer sa propre version d'une guerre «sale» ? La réponse est oui, mille fois oui.
Le jeu démarre certes comme un TPS d'action classique, mais s’amuse ensuite avec nos nerfs en enchaînant plusieurs scènes marquantes dignes des meilleurs thrillers psychologiques. Qu'il s'agisse du capitaine Walker et ses acolytes, du Commandant Conrad ou des autres personnages, les répliques et les caractères des différents protagonistes contribuent au malaise provoqué par le jeu, dans lequel les choix moraux discutables s'enchaînent. Le soft se divise principalement en deux parties : une première qui permet de poser les bases du scénario jusqu'à un événement choc faisant le lien avec la seconde partie, menée tambour battant, pendant laquelle nos protagonistes vont assister aux pires horreurs de la ville de Dubaï. Ce premier événement choc survient peu après que vous ayez découvert l'envers du décor et compris que le véritable ennemi pourrait très bien venir du 33ème régiment. Bloqué par une escouade et placé en hauteur, vous commettez l'irréparable en ayant recours à un tir au phosphore blanc, arme chimique aux effets dévastateurs pour l'être humain. Depuis le drone disposant d'une vision électromagnétique, vous lancez alors plusieurs salves sur les différents soldats disséminés ici-et-là, sans oublier le petit groupe situé au fond. Malheureusement, le groupe en question s’avérera être constitué de civils et c'est avec horreur que vous découvrirez quelques minutes plus tard que le jeu vous a dupé, jouant sur votre frénésie malsaine pour vous prendre à votre propre piège. Brillant.
Le second point concerne le colonel Conrad, à la tête de la 33ème. Walker s'évertue à le poursuivre tout au long du jeu, commettant plusieurs atrocités, décimant les lignes de soldats pour accomplir ce qu'il pense être l'acte qui fera de lui un héros : Tuer Conrad pour libérer Dubaï de son diktat. Dans une ultime séquence, il découvre finalement Conrad trônant au sommet de la ville dans un appartement majestueux, installé dans son fauteuil… Et mort depuis le début de l'aventure. Le twist final permet alors de saisir la folie du personnage et se remémorer toutes ses actions improbables de l'aventure (à l'image du combat solitaire de Fight Club). Dans un ultime choix, Walker pourra décider de se donner la mort ou de tirer sur la représentation de Conrad qui lui adresse encore la parole via un miroir proche. On vous laissera le plaisir de la découverte de l'épilogue.
Le twist de fin en vidéo
Ce qui surprend le plus dans Spec Ops : The Line, c'est le niveau de détail qui se retrouve dans chaque séquence. Terminer une première fois le jeu ne permet pas d'en saisir la portée, et il faut au minimum deux parties pour commencer à repérer l'ensemble des éléments permettant d'approfondir l'analyse. Être au courant du twist final permet tout d'abord de repérer les incohérences de l'aventure, fruits de l'illusion d'un Martin Walker qui n'est déjà plus vraiment lui-même. Il permet surtout d'ajouter une œuvre parmi les références du jeu avec L'Echelle de Jacob, film dans lequel Jacob, vétéran de la guerre du vietnam rentré à New-York est en proie à des hallucinations dont il ne connaît l'origine. Une nuance toutefois, Martin Walker n'est, contrairement à Jacob, pas conscient de vivre une hallucination. Ce dernier découvrira dans une ultime révélation qu'il est en fait mort au Vietnam. Et si justement, Martin Walker subissait le même sort, celui d'un être déjà mort dont l'aventure n'est en fait qu'une lente marche au purgatoire ? L'idée est loin d'être improbable si l'on se fie aux dialogues, à l'esthétique des derniers niveaux évoquant l'enfer, aux passages où les trois compères survivent malgré la présence de phosphore blanc… Les références sont nombreuses et il est quasiment impossible d'analyser avec exhaustivité un tel titre en si peu de paragraphes, raison pour laquelle un magasine tel qu'Icare Mag a choisi de le faire en lui consacrant une bonne centaine de pages. Malgré un scénario profond arborant plusieurs niveaux de lecture, Spec Ops : The Line sera toutefois un échec retentissant en terme de ventes.
Lancement chaotique : Les raisons d'un échec
Poussé par des previews enthousiastes, le titre semblait bien parti pour s'attirer les faveurs des joueurs estivaux. Il n'en sera malheureusement rien : Les tests sont globalement positifs et louent la qualité narrative de l'aventure, mais regrettent que la forme adoptée soit plus classique, reprenant notamment des commandes proches d'un Gears of War. Malgré des notes honorables (16/20 dans nos colonnes, entre 76 et 77 sur Metacritic), il ne parvient pas à se démarquer des autres shooters militaires et devient invisible aux yeux des joueurs, qui ne l'achètent pas. Le 1er août, Take-Two communique des résultats trimestriels peu reluisants du fait des ventes décevantes de Max Payne 3 et des faibles pré-commandes de Spec Ops : The Line. Début septembre, le titre baisse de prix pour passer à 20 € sur PC et 30 € sur PlayStation 3 et Xbox 360. Un DLC solo prévu est annulé, coupant toute possibilité au titre de s'offrir une seconde jeunesse. Un an après sa sortie, le shooter de Yager aurait uniquement été écoulé à 770 000 exemplaires, insuffisant pour un titre qui aura occupé un studio à temps plein pendant près de 4 ans.
Il est difficile de pointer un élément majeur responsable de l'échec commercial de l'oeuvre. On pourrait évoquer de nouveau l'utilisation trop pauvre et prévisible d'éléments prometteurs comme les tempêtes de sable ou l'écoulement des dunes, et d'une manière générale des mécaniques de gameplay sans grand génie. Éventuellement pointer l'overdose de shooters militaires sur le marché du jeu vidéo, dominé par quelques mastodontes empêchant toute entrée d'un concurrent. Souligner le titre Spec Ops, assimilé à une série Obscure qui n'a pas pû se faire un nom au début des années 2000. Mais le nerf de guerre semble ici résider dans les choix opérés par 2K au moment de marketer son jeu. Trop timide dans sa communication, l'éditeur californien a choisi d'axer celle-ci sur des séquences visuellement marquantes, susceptibles de plaire au plus grand nombre, au lieu de mettre en avant les qualités principales de son shooter narratif. Résultat : Les joueurs ne connaissaient pas Spec Ops : The Line ou pire, ils l'assimilaient à un énième jeu de tir mettant en scène de vaillants soldats américains.
Mais il serait réducteur de penser qu'avec une communication axée sur les éléments forts du titre, Spec Ops : The Line se serait mieux vendu. Le grand public aurait-il été réceptif à un titre au discours réfléchi, référencé à outrance, qui ne peut être cerné en un seul niveau de lecture ? Comment 2K aurait pu axer la communication autour de l'histoire de son jeu sans gâcher une partie de la surprise liée à cette dernière ? C'est peut-être ce qui fait le charme de Spec Ops : The Line, n'avoir été perçu que comme un titre banal aux yeux des profanes, avoir contenté les acquéreurs qui ont su déceler en lui cette profondeur scénaristique et l'ont considéré un temps comme leur joyau, leur découverte passée inaperçue aux yeux du monde avant que celle-ci ne devienne une œuvre culte grâce au bouche-à-oreille. Reste que l'expérience n'est pas prête d'être renouvelée par le studio Yager, qui a décidé de revenir à ses premières amours avec « l'optimiste » et « fun » Dreadnought, un FPS free-to-play futuriste vous plaçant aux commandes de vaisseaux qui sera disponible en fin d'année. Quand on vous dit que Spec Ops : The Line est un jeu traumatisant...
Le trailer de lancement de Spec Ops : The Line insiste sur les scènes d'action
- Killing is harmless : un essai de 160 pages en anglais vendu 4,99 $
- Icare Mag : Une analyse complète de Spec Ops : The Line