Ecrit par Edouard, gamer et voyageur invétéré, Joueurs du Monde est une initiative visant à visiter un total de 12 pays afin d'y étudier les habitudes et difficultés rencontrées par les acteurs locaux du jeu vidéo. Voici le second article centré sur le jeu en Iran, et plus précisément sur la place accordée aux femmes.
Zardocht croyait en l’égalité absolue entre l’homme et la femme. Par égard pour les femmes,
il avait nommé une de ses filles Po-Ourotchistâ, ce qui signifie “rayon divin”. Frouzandeh Banou Brélian-Djahanshahi. Préface du Livre des rois.
Le rendez-vous de la honte
Aujourd’hui, avec Juliette, nous avons rendez-vous avec monsieur X. Il est PDG d’une holding qui regroupe une société de publication et une franchise de cybercafés. Il me parle beaucoup d’argent, pas vraiment de jeux vidéo, et a une fâcheuse tendance à me couper pour me poser des questions sur le fonctionnement de Jeuxvideo.com, dont je n’ai pas la moindre idée, cela dans le but avoué de me gratter des astuces de management. La conversation est affreusement molle et “monsieur X" me demande plusieurs fois de couper le micro lorsqu’il aborde, pas vraiment avec bravoure, les difficultés qu’il rencontre à cause des lois chaotiques de son gouvernement. Personne ne m’avait fait ça jusqu’alors et je suis de plus en plus agacé.
De la ségrégation en barrettes
Le vase déborde lorsqu’au détour d’une question sur la place des femmes dans les salles de jeu, il se met à rire, les deux mains en croix sur la bedaine. Entre chaque piaffement, il m’indique que les femmes feraient mieux de s’astreindre aux activités qui leur plaisent, à savoir “la couture ou le shopping” et que, dans le cas où elles joueraient à des jeux vidéo, les jeux sur tablette ou sur mobile leur seraient plus indiqués, voire même les “make up games” (littéralement jeux de maquillage). Juliette regarde ses pieds et fulmine, je ne souris plus vraiment.
Ce genre d’attitude vis-à-vis du beau sexe n'est pas rare en Iran, et j’entendrai encore souvent ce genre de remarques, provenant d’hommes comme de femmes. Je préfère d’ailleurs par précaution tuer dans l’œuf un débat quelconque sur le droit des femmes dans l’islam, ici je ne parle pas de religion, mais de pratiques culturelles. Il est d’usage de différencier fortement les activités des hommes et des femmes.
Ce que dit la loi
Dans les faits, les femmes n’ont pas le droit d’entrer dans les Gamenets (des lieux dans lesquels on paie quelques tomans pour jouer sur PC ou console). La raison invoquée est la même que pour leur interdiction de stade lors d’événements sportifs : “Elles seraient susceptibles d’entendre les insultes que les hommes se balancent pendant les parties”. Ainsi, pour protéger l’innocence et la pureté de ces femmes, le gouvernement a mis en place une loi interdisant toute présence féminine dans ces lieux. D’ailleurs, quand Juliette entre dans un Gamenet pour prendre des photos, c’est à coup sûr l’effervescence générale.
Une ode à la mixité
Cependant, une loi aussi mineure ne semble pas être la seule cause de l’absence de filles dans les salles de jeu. Majid Salehi, codeur et joueur régulier, a une théorie bien plus séduisante à ce propos. En Iran, lors de leur parcours scolaire, les jeunes garçons et les jeunes filles sont gardés séparés, dans des compartiments hermétiquement scellés, et aucune activité commune n'est possible ou permise. L’amitié entre les genres en souffre beaucoup. Pire, la simple connaissance de l’autre sexe est quasi impossible. Ainsi, lorsqu’un genre a adopté une activité spécifique, dans notre cas le jeu vidéo, l’autre genre hésite à y participer. Prostré devant l’inconnu, il dédaignera enfin les activités de l’autre, et finira par justifier ce manque d’intérêt en y trouvant un nombre déraisonnable de défauts (perte de temps, activité puérile, violente et brutale...).
Des vieux souvenirs
Et tout cela génère énormément de frustration. Je rencontre Narmé dans un bar pour qu'elle me parle de sa pratique du jeu. Elle a la vingtaine, et elle se rappelle avec nostalgie les heures passées à jouer à Super Mario Bros. 2, Tarzan, ou Little Big Adventure 2. A cette époque, elle jouait avec ses frangins ou des cousins dans les réunions de famille. Maintenant, son seul contact avec le jeu, c’est quand elle s'ennuie dans le bus ou dans le métro, et qu’elle sort son smartphone pour se lobotomiser sur Flappy Bird.
Une coutume bien installée
On sort de l’interview avec Juliette, et on ne parle pas trop pendant quelques minutes. Tout ça, ça ne passe pas vraiment. Avant de sortir dans la rue, Juliette remet son voile, mais de manière à découvrir un maximum de cheveux, par provocation, comme le font beaucoup de femmes à Téhéran. On attend le bus et avant de grimper on se sépare, parce qu’il y a une partie réservée aux femmes. Je suis un peu triste à la regarder dans sa cage, et je me dis que ça doit être réciproque.
Cet article est écrit et proposé par Edouard, voyageur moderne à l'origine de l'initiative "Joueurs du Monde".