A 41 ans, Xavier Marquis a déjà un beau parcours derrière lui. Après avoir quitté sa ville natale Angers en 1997, il s’est installé à Paris pour travailler d’abord en tant que web designer. Puis il a plongé dans le jeu vidéo via Delphine Software. Fahrenheit et Killzone sont quelques-uns des titres auxquels il a collaboré avant de devenir directeur créatif chez Ubisoft et de s’occuper notamment de Ghost Recon Future Soldier puis aujourd’hui de Rainbow Six Siege...
De quelle manière avez-vous débuté dans les jeux vidéo ?
Je travaillais auparavant de manière alimentaire dans le web design. Mais je rêvais depuis toujours de travailler dans le jeu vidéo pour construire des univers. J’ai d’ailleurs commencé au tout début, en 2002, par modeleur d’environnements chez Delphine Software. Mais pas de bol : j’y suis rentré lorsque le studio fermait ! J’étais tout content à l’époque et je commençais à découvrir l’entreprise au moment où on m’a dit que c’était fini et que de toute manière le jeu sur lequel je bossais, Moto Racer Traffic, ne sortirait pas. J’étais donc bloqué en interne avec mon CDD qui se poursuivait. Si bien qu’à cette époque, j’ai beaucoup joué à Warcraft III. J’ai aussi découvert les replays du jeu. Et on a commencé à écraser tout le monde sur Warcraft III, à tel point qu’on était même arrivé très haut en binôme parmi les leaders européens. Six heures de jeu par jour, forcément ça entraîne pas mal (rires). Cela dit, j’ai appris un truc : une vraie forme d’exigence sur les jeux multiplayer.
Quels sont les jeux qui vous ont marqué au fil de votre parcours ?
J’ai toujours été plus joueur de shooters dans l’âme que de RTS, avec notamment les ancêtres Doom, Quake ou Wolfenstein. Ensuite, j’ai pris une claque avec Half-Life. C’était la première fois que je voyais la capacité graphique de raconter une histoire, avec les lieux et les flèches sur les murs qui offraient une immersion totale. Puis une seconde claque - violente - avec Counter Strike et un peu plus tard avec Call of Duty et notamment Modern Warfare, d’une propreté redoutable. J’ai d’ailleurs trouvé dans Modern Warfare ce que j’aimais dans un produit Blizzard, à savoir la capacité de proposer un jeu extrêmement bien fait et très exigeant. Aujourd’hui, je m’ennuie dans le shooter.
Après votre expérience chez Delphine, comment avez-vous rebondi professionnellement ?
J’ai été récupéré par Quantic Dream pour travailler quelques mois sur les personnages de Fahrenheit. Je commençais à me rapprocher doucement de ce que je voulais faire. Ensuite, j’ai été contacté par un chasseur de tête et je me suis retrouvé directement à Amsterdam, chez Guerrilla Games. A partir de cet instant, je n’ai plus travaillé que sur des shooters. Là-bas, j’ai donc été marketing artist sur Shellshock : Nam’67 puis concept artist sur la série des Killzone pendant quatre ans. C’était vraiment super. Après, je suis rentré en France pour travailler sur Ghost Recon : Future Soldier pour Ubisoft et je suis ensuite parti à Montréal pour me retrouver aujourd’hui sur Rainbow Six : Siege. Rétrospectivement, j’avoue ne rien avoir prévu dans mon parcours et, honnêtement, je trouve ça génial de ne pas savoir ce que sera demain.
Depuis combien de temps travaillez-vous sur Rainbow Six Siege ?
Pour ma part, deux ans. J’ai d’abord commencé à travailler sur une version de Rainbow Six en tant que directeur artistique/graphiste. Et j’avais déjà en tête ce concept de « siège », ainsi que le titre du jeu lui-même.
Le jeu Rainbow Six Patriots annulé après la mort de Tom Clancy en 2013 a-t-il posé les bases de Siege ?
Quand vous voulez monter un concept, il faut essayer de le faire le moins cher possible et de le prouver le plus rapidement possible, en l’espace d’un ou deux mois, tout en faisant quelque chose de fun. A ce titre, on a pu réutiliser les bases techniques de « Patriots », à savoir le moteur, la navigation ou le fait par exemple que tout le code soit là pour brancher un pad. C’est déjà un plus car ce sont donc des choses que vous n’avez pas besoin de développer.
Pourquoi Rainbow Six Patriots a-t-il été abandonné ?
Un intervenant extérieur ne souhaitant pas être nommé précise : La mort de Tom Clancy n’a pas joué dans l’annulation du jeu. Patriots était un projet hyper ambitieux. Le jeu devait être à l’époque sur Xbox 360 et PS3 mais ne se hissait pas forcément aux standards de qualité désirés. Surtout que l’équipe, en place depuis longtemps, semblait un petit peu fatiguée et que les consoles next-gen arrivaient. Ubisoft a alors décidé d’arrêter le développement et de le rebooter à l’aide d’une équipe toute neuve de vingt personnes comprenant Xavier, avec pour seule consigne : vous avez carte blanche mais convainquez-nous rapidement. Nous avons alors récupéré le prototype et la technique de Patriots, ce qui nous a permis d’avancer très rapidement. Xavier avait d’ailleurs déjà en tête à l’époque, début 2013, soit deux semaines après être arrivé sur le titre, le concept de l’assaut, du siège.
Y a-t-il des éléments spécifiques provenant de Patriots qui ont été conservés pour Siege ?
Xavier Marquis : Vous avez un adn typique de Rainbow Six qui vient par exemple des environnements et qui nous guide. Ensuite, je pense que le jeu n’est jamais composé seulement d’idées mais aussi par l’adn de l’équipe de développement. Or, comme cette dernière a été entièrement remplacée, cela n’aurait pas eu de sens de garder ses éléments et ses idées. Donc on est parti seulement sur une base technique et on y a déversé tout ce qu’on voulait y faire. Je vais être honnête : si c’est à la fin de l’année 2012 que j’ai eu l’idée de Siege, en revanche ces envies de destruction et de combat rapproché datent du premier Rainbow Six, un des premiers shooters que j’ai découvert alors que je ne travaillais pas du tout dans les jeux vidéo. Je ne pensais d’ailleurs pas qu’un jour, je devrais piloter un Rainbow Six. C’est donc un vieux rêve.
On a l’impression que Siege contient tous les éléments idéaux, comme l’aspect tactique ou encore le combat à cinq contre cinq, pour faire sa place dans les compétitions d’e-sport…
Si on regarde la plupart des jeux qui existent, il y a un seuil à partir duquel le joueur se sent à la fois impliqué et responsable. Le chiffre de cinq est à ce titre parfait. Si le nombre de joueurs est bien au-delà de cinq, comme par exemple pour World of Tanks, en cas de victoire le joueur n’est pas trop sûr d’y avoir contribué. Idem en cas d’échec. A l’opposé, dans les jeux où les équipes sont moins de cinq, il y a une surpression sur les épaules des joueurs car moins on est nombreux et plus on est responsable. Le chiffre de cinq est donc suffisant pour générer l’ordre et le chaos. Je pense que ce n’est pas un hasard si les jeux qui fonctionnent le mieux en e-sport proposent des équipes tournant autour de ce chiffre.
De quelle manière avez-vous créé les opérateurs présents dans le jeu ?
Cela date du tout premier Rainbow Six qui contenait déjà des opérateurs. Mais, à l’époque, cela tenait davantage du RPG, puisqu’on pouvait choisir un personnage qui bénéficiait par exemple d’un score en psychologie pour la compétence « résister au stress ». Avec Siege, on a fait en sorte que tous ces choix aient un impact mesurable dans le gameplay. La sélection d’un opérateur, c’est aussi de la communication inter-joueur. Ainsi, lorsqu’un joueur choisit un opérateur, ce dernier n’est plus disponible pour les autres membres de l’équipe qui peuvent alors ajuster en fonction leur propre choix.
Avec ses petites cartes fermées, Rainbow Six Siege semble aller à contre-courant de tout ce que développe Ubisoft ces dernières années, à savoir des mondes ouverts vastes et surpeuplés…
On ne fait pas un jeu dans le dos d’Ubisoft et cela fait partie des désirs de la compagnie. Je sais très bien qu’on se trouve dans un créneau un peu différent de ce qui se fait, mais la direction d’Ubisoft nous a clairement signifié que c’était aussi ce dont elle avait envie.
Pourtant, on pourrait presque considérer Siege comme un jeu de niche, en tout cas l’inverse même du principe de jeu universaliste cher à Ubisoft : il s’agit d’un jeu en huis clos par équipes réduites avec casque et micro quasiment obligatoires pour communiquer et élaborer une stratégie…
Non, excepté si l’on considère que le shooter est une niche en soi. D’abord, micro et casque ne sont pas nécessaires. C’est une optimisation que beaucoup de joueurs vont pratiquer. Dans d’autres shooters mainstream qui ont une dimension tactique, à l’image de World of Tanks, il y a beaucoup de joueurs qui ne se parlent pas et qui ont pourtant des actions coordonnées. Je peux vous décrire par exemple des techniques où les joueurs font sur le flanc des avancées / reculées entre eux à deux ou trois et pourtant ils ne se connaissent pas du tout et ne se sont jamais parlé. Notre jeu le permet. C’est le pacing qui permet aux joueurs de parler « visuellement » entre eux. Cela est impossible sur un shooter de roaming où les joueurs courent dans tous les sens et où toute action synchronisée est impraticable.
En revanche, il est complètement possible que je synchronise mon action à la vue, simplement parce que vous êtes un mètre devant moi et que je peux voir votre angle juste sur le côté. C’est la recette de World of Tanks mais c’est aussi celle d’un jeu tactique comme le nôtre. Parce que le joueur ne possède ici qu’une seule vie. Dans un jeu où je respawne, je m’en moque, je peux tenter de courir et déminer la situation. Dans Siege, le fait d’être devant moi représente déjà une information potentielle capable de lever un danger. C’est aussi pour ça qu’on a un système de silhouette : une silhouette renvoie à une animation et équivaut à une communication. Quand je vois votre silhouette derrière le mur, je sais ce que vous êtes en train de me dire. Il y a beaucoup plus de communication qu’on le croit.
Certains modes multi spécifiques de précédents jeux Ubisoft, tels que l’excellent Spies vs Mercs de Splinter Cell Blacklist, ont-ils eu une influence sur votre travail ?
On a la chance incroyable de travailler avec des designers qui ont bossé sur Splinter Cell et en particulier Gunther Galipot, Game Director du multi de Splinter Cell Blacklist - et donc de Spies vs Mercs. Mais, à l’origine, le choix du multi asymétrique sur Siege est logiquement dû au fait que la vie des forces d’intervention est asymétrique. Une force d’assaut a été appelée parce que des gens se sont enfermés quelque part et sont bien décidés à ne pas se laisser faire. Et les outils présents dans la salle où ils se trouvent ne sont pas les mêmes outils que ceux de la force d’assaut. C’est la réalité rigoureuse qui nous a poussés à cela.
Justement, au niveau de la réalité, la carte de l’avion fait penser aux images télévisées de l’intervention du G.IG.N., lors de la prise d’otage survenue en 1994 dans un avion d’Air France à l’aéroport de Marseille. De tels évènements ont-ils servi à contextualiser votre jeu ?
Uniquement d’un point de vie technique, mais jamais sur le fond en tant que tel. Le terrorisme, ce n’est pas une blague, c’est ce qui change notre vie. On s’est toujours dit qu’on allait donc le traiter d’un point de vue technique, à travers des lieux et des cas de figures ou des cas d’école pour les forces d’intervention.
Pourquoi avez-vous sélectionné ces cinq forces d’intervention en particulier ?
Il y en a beaucoup d’autres aujourd’hui mais G.I.G.N., S.A.S., SPETSNAZ, S.W.A.T. et G.S.G.9 font partie des grandes forces d’intervention historiques. Cela commence d’abord en 1969 avec les premières interventions contre les Black Panther. Et puis il y a les évènements graves de Munich en 1972 qui constituent en quelque sorte le vrai point de départ. A cette époque, on a été incapables de répondre à des gens qui étaient armés militairement. C’est à partir de là que sont donc créés des forces militaires aptes à agir en combat civil, avec une apparence policière histoire de rassurer les gens. Par exemple, le G.S.G.9 élaboré par les Allemands, traumatisés par les attentats de Munich.
A l’opposé des autres FPS, comme les ennemis ne sont ici pas clairement identifiés, avec des styles, accoutrements ou uniformes précis, on a l’impression qu’il s’agit finalement d’une sorte de terrain d’entraînement entre ces équipes d’intervention…
Le but du jeu n’est pas de fournir un entraînement aux joueurs. Il s’agit surtout de ne jamais mettre entre leurs mains un personnage qui viendrait d’un évènement terroriste ou qui véhiculerait une idéologie. On respecte cela depuis le premier jeu : les parties en multi ne mettent en scène que du Rainbow à Rainbow. C’est la ligne historique de Rainbow Six.
Concernant la possibilité de détruire quasi entièrement le décor, vous inscrivez-vous dans la lignée d’un Battlefield avec son système de Levolution ?
C’est l’univers même des forces d’intervention qui nécessite cela. Il s’agit toujours de la même équation : des gens s’enferment quelque part, un assaut va avoir lieu inévitablement et il faut fermer les accès. Les personnes qui font l’assaut savent qu’ils jouent leur vie vis-à-vis du temps qu’ils vont mettre pour ouvrir la « boîte ». Il faut l’ouvrir le plus vite possible afin de tuer la menace qui se trouve à l’intérieur. Pour cela, il est impossible d’y aller à coups de crochetage et il faut donc se servir de masses ou d’explosifs. C’est donc une course contre la montre entre les équipes avec des accès qui d’un côté doivent être fermés et de l’autre être ouverts. Tout cela fait partie de la science des forces d’intervention.
Hormis la mission en temps limité présente dans l’Alpha (éviter que l’otage soit récupéré et ensuite, après inversion des camps, tenter de le libérer), quels sont les modes de jeu auxquels on peut s’attendre dans le jeu final ?
On est toujours en développement, mais l’avantage de nos règles est qu’en modifiant peu de paramètres, on arrive à changer complètement l’expérience. En tout cas, les forces d’intervention considèrent qu’il y a toujours un temps maximal qu’elles ne doivent pas dépasser en cas d’assaut pour ne pas perdre la domination psychologique. Cela tourne en général autour de quelques minutes mais cela diffère selon les unités. Du côté des cartes finales, je peux vous dire qu’elles sont à chaque fois très variées autant au niveau du genre que du côté des dimensions.
Toutefois, c’est clair qu’on restera toujours dans des environnements familiers, comme une maison ou une usine, occasionnant des combats rapprochés. Le but du jeu pour l’équipe de défense, c’est de toute manière d’éviter de se retrouver en ligne de mire de l’équipe d’attaquants. Donc, par exemple, l’action ne pourrait pas se dérouler dans une carte représentant une plaine car les défenseurs seraient automatiquement perdants. D’ailleurs, aujourd’hui, il n’y a aucun groupe armé qui tenterait de faire un coup d’éclat en extérieur. Puisque des snipers adverses règleraient rapidement le problème.
Quelles sont à l’heure actuelle les caractéristiques techniques de Siege ?
Le jeu tourne à 60 fps, c’est son minimum, et il s’agit pour nous d’une condition obligatoire car il y a un vrai besoin dans le jeu de justesse et de justice. Il faut que ça roule à ce niveau-là sur toutes les consoles. Mais on va bien au-delà sur PC. En ce moment, on est aussi en train de faire un push sur les résolutions mais je ne peux pas en parler pour l’instant. En tout cas, il n’y aura aucune différence au niveau du contenu entre les versions consoles et PC.
Quel est selon vous l’adn de la saga Rainbow Six ?
C’est de la « Smart Violence », vous devez réfléchir mais c’est en même temps très violent. C’est comme un jeu d’échec mais qui vous met des coups de poing. Personnellement, je suis un joueur de shooter et, il ne faut pas se mentir, j’ai un vrai plaisir du frag. Mais ce que j’aime aussi, c’est la tension. Parce que, lors d’une partie, vous allez d’abord fabriquer mentalement un plan et ensuite il y a une violence dans l’exécution qui nécessite une vraie coordination entre tactique et compétences. Siege joue donc sur ces deux plans : d’un côté les compétences, comme tous les autres shooters, et de l’autre la tactique. Sans réflexion et sans préparation de terrain, l’expérience risque alors d’être très exigeante côté compétences. Cela dit, on s’est rendu compte lorsqu’on a fait des exercices et des mesures que ce n’était pas forcément les groupes les plus doués en compétences qui gagnaient, mais c’était ceux qui étaient les mieux organisés, en plaçant par exemple des barricades. En quelque sorte, il y a donc deux clés d’entrée à Siege.
Qu’attendez-vous de la communauté des joueurs ?
Qu’elle parle ! C’est vraiment ce que l’on veut. On ne peut pas réussir un bon jeu avec une dimension multiplayer sans avoir des retours de la communauté. On a déjà essayé beaucoup de choses et je pense qu’on est arrivé au seuil de ce qu’on pouvait faire ici en interne à Ubisoft. Maintenant, il nous faut donc beaucoup plus de joueurs pour aller chercher encore plus de créativité et expérimenter les systèmes au maximum.