Employé chez Ubisoft depuis plus de quinze ans, Mohamed Gambouz était évidemment présent tout au long de la conception des différents épisodes d'Assassin's Creed. Il fait partie de ces développeurs clés qui ont commencé à travailler sur Unity dès le début du projet, il y a près de quatre ans. Dans son cas, en tant que directeur artistique.
jeuxvideo.com > Assassin's Creed Unity est un projet d'envergure pour Ubisoft. Le plus gros à ce jour pour votre société. Et le premier épisode de la série conçu avec la PS4 et la Xbox One en tête. Cela vous a-t-il poussé à changer vos méthodes de travail ?
Mohamed Gambouz : Ça a en effet été l'occasion de repenser notre manière de concevoir les villes. Mais d'abord, avant cela, on a dû réfléchir à ce que signifiait réellement la next-gen. Par exemple, de telles machines permettent de multiplier le nombre de polygones. Mais en allant dans ce sens, est-ce que ça voulait dire qu'on aurait forcément un jeu next-gen ? Pas nécessairement. On a donc fait beaucoup de recherches et on en a conclu que développer un jeu next-gen, ça passait d'abord par concevoir un bon éclairage. Deuxième point, il nous fallait prendre soin de tout ce qui a trait aux conditions atmosphériques : brouillard, brume, fumée, etc. Le troisième axe concernait les shaders. Est-ce que ton métal ressemble à du vrai métal ? Est-ce qu'il se comporte de façon crédible dans toutes les conditions d'éclairage. Et enfin, il y avait la couleur. Ce n'est pas forcément lié à la next-gen mais on a senti qu'il y avait une tendance en ce moment à faire des jeux gris. Je prends l'exemple de Gears of War ou des titres dans ce genre, ça manque de couleur. A partir de là, on a donné des consignes aux programmeurs. Notre pipeline, nos ressources, le moteur du jeu, tout a été fait pour que ces différents points soient au cœur du projet. Mais on n'a pas uniquement changé nos méthodes de travail pour des raisons techniques. C'est aussi parce que l'on traitait Paris qui est une ville particulièrement complexe.
jeuxvideo.com > En quoi est-elle complexe ?
Mohamed Gambouz : En fait, elle est complexe car on voulait jouer un maximum sur le multilayering de l'espace. Auparavant, la ville était une sorte de coquille vide au sein de laquelle on naviguait mais qui nécessitait des temps de chargement si on souhaitait rentrer à l'intérieur d'un bâtiment. Avec Paris, on souhaitait au contraire rendre l'accès seamless partout, que ce soit dans les intérieurs ou dans les souterrains. Or, dans n'importe quel jeu, les petits espaces intérieurs sont pénibles à concevoir. C'est de là qu'est née cette complexité. Tout cela nous a aussi poussés à chercher à concevoir la ville à une échelle un pour un. Avant, on travaillait sur des bâtiments qui n'avaient que 50 à 75% de leurs proportions réelles. Là, avec Assassin's Creed Unity, on est plus entre 75 et 100%. L'échelle un pour un, on l'atteint sur certains monuments comme Notre-Dame. C'est de là que vient le côté grandiose, épique du jeu. Après, quand ce n'est pas possible, on travaille l'illusion pour que la différence ne soit pas perceptible, qu'on sente que c'est proche de la réalité en permanence.
jeuxvideo.com > Comment fait-on pour obtenir cette illusion ?
Mohamed Gambouz : On joue beaucoup sur les proportions. Surtout sur celles du premier étage des bâtiments. C'est-à-dire que lorsqu'on est au niveau de la rue, on essaye de maintenir les proportions du premier étage proches de la réalité. Et plus on monte, moins c'est le cas. Ce n'est pas bien grave car le joueur escalade et la caméra est plus proche donc l'astuce ne se voit pas. Il y aussi la manière dont on place les petits accessoires sur les bâtiments. Par exemple, l'anneau d'une porte. Si celui-ci est à 100% sur une porte qui est, elle, à 75% de sa proportion réelle, cela crée l'illusion que l'entièreté de l'élément est à 100%. On procède au cas par cas.
jeuxvideo.com > Plus globalement, au niveau de la taille de la ville, vous rapprochez-vous de celle de Paris au XVIIIe siècle ?
Mohamed Gambouz : Il faut être conscient qu'à l'époque, la ville n'avait pas du tout la même taille qu'aujourd'hui. Mais si on compare Paris dans le jeu et la dimension de la ville à l'époque, on est à un tiers de la taille réelle. Mais comme je l'ai dit, avec toutes les astuces qu'on utilise, la superficie apparaît très crédible.
jeuxvideo.com > Côté architecture, le travail que vous aviez effectué sur Assassin's Creed II ou Brotherhood, qui proposaient d'explorer des villes occidentales, vous a-t-il servi sur Unity ?
Mohamed Gambouz : C'est vrai qu'il y a certaines similitudes, sur certains types de bâtiments, car le style architectural baroque est commun aux deux époques. Mais on a fait beaucoup de recherches pour déceler tous les autres styles présents dans Paris. On est allé chercher du néoclassique, du gothique, du roman. On a essayé de varier au maximum. Et cette palette-là, on s'en est servi pour créer une saveur différente dans chaque quartier. Dans un quartier bourgeois comme le Marais, on a beaucoup misé sur le style Grand Siècle. C'est celui qui caractérise la place des Vosges. Si on parle du quartier du Louvre, qui est beaucoup plus administratif, on est plus dans du néoclassique. Ce qui lui confère un style ordonné, cartésien. Dans le quartier de la Bièvre, il s'agit plus d'un style improvisé avec des structures en bois un peu détériorées pour lui donner un aspect délabré. Un peu comme ce que l'on voyait dans « Le Parfum ». C'est un film qui nous a beaucoup servi.
jeuxvideo.com > Au niveau de ce qui a trait à l'architecture uniquement ?
Mohamed Gambouz : Non. Egalement au niveau de la trame visuelle globale. Dans le film, il y a ce feeling lourd, un peu toxique du quartier de la Bièvre et de Paris, ce côté mouillé et riche des matières. Paris est une ville humide. Ça devait se sentir sur les matières. Il y a donc un effet mouillé sur les pierres et les murs dans le jeu. Ça rajoute encore de la richesse à l'environnement.
jeuxvideo.com > Aviez-vous d'autres références de travail ?
Mohamed Gambouz : « Les Misérables » ou encore les différentes versions de l'« Américain ». Ça nous a beaucoup inspirés au niveau des couleurs. Il y aussi de nombreuses peintures. Celle à laquelle j'ai immédiatement pensé au moment où on a décidé que le contexte serait la Révolution française, c'est « La Liberté guidant le peuple » de Delacroix. L'un des aspects de ce tableau que j'ai essayé de reproduire dans le jeu, c'est ce côté lourd de l'atmosphère. Derrière les personnages, il y a un épais nuage de fumée. C'est intéressant car on s'éloigne réellement du précédent Assassin's Creed dans les Caraïbes. Ça crée un énorme contraste.
jeuxvideo.com > A l'époque, l'une des particularités de la ville, c'est qu'elle était particulièrement sale, n'est-ce pas ?
Mohamed Gambouz : C'était méga crade. Les gens jetaient leurs ordures par la fenêtre. Ils avaient même pour habitude de déployer un parapluie dans la rue pour éviter de se prendre des déchets sur la tête. C'était plein d'animaux aussi. Après les recherches, en revoyant « Le Parfum », je trouve même qu'ils y sont allés un peu léger. Cet aspect-là, on l'a beaucoup aimé car ça tranchait vraiment avec tout ce qu'on avait fait précédemment. Ça permettait d'avoir une saveur unique. Mais notre Paris, ce n'est pas juste ça. Certains quartiers sont éblouissants. Ils traduisent la richesse de leurs habitants.
jeuxvideo.com > Vous insistez également beaucoup sur la taille des foules lorsque vous communiquez sur le jeu. En quoi était-ce si important pour vous de développer cet aspect ?
Mohamed Gambouz : La Révolution, ça signifie qu'il y a des révoltes, des clashs au sein des foules, des gardes et ainsi de suite. C'est un aspect qu'on a souhaité développer depuis le début. Il nous a fallu une enveloppe assez considérable pour aller chercher le maximum de personnages dans la foule. Après, le challenge qui en a découlé concernait le fait d'introduire une certaine variété parmi les personnages. Parce que si tu augmentes l'enveloppe de la quantité, tu dois impérativement augmenter aussi celle de la variété. On a donc poussé dans ce sens tout en faisant attention au budget car il n'était pas illimité (rires). On a été assez astucieux dans le recyclage des éléments. De façon assez fine, on a essayé de réutiliser certains éléments mais en faisant attention à ce que ce ne soit pas redondant sur le plan visuel. Ce qui donne au final un résultat avec beaucoup de diversité pour un coût assez réduit. Dans cette foule-là, on a aussi voulu mettre le doigt sur les différences de niveau de vie entre les personnes qui la composent. Et ensuite de relier ces dernières avec les quartiers auxquels elles appartiennent. Il faut savoir que dans ces quartiers, il y a aussi comme des poches avec des personnes dont le niveau de vie tranche avec le reste de la population locale. En allant d'un point A à un point B, le joueur fait ainsi connaissance avec divers styles de foules, d'architectures, d'ambiances.
jeuxvideo.com > Qu'est-ce qui caractérise le personnage d'Arno ?
Mohamed Gambouz : On voulait un personnage crédible par rapport à l'époque, l'environnement. On a limité le côté stylisé, exagéré qui était présent sur les précédents épisodes. On voulait plus une approche cinématographique. On s'est posé la question de savoir ce que des professionnels du cinéma auraient fait et on a travaillé dans ce sens-là. Mais même si on souhaitait obtenir un personnage fort, mémorable, on ne voulait pas non plus qu'il écrase les autres avatars. On a cherché une certaine forme d'égalité. Après, par-dessus tout ça, on retrouve malgré tout la couche Assassin's Creed plus classique au niveau du costume.
jeuxvideo.com > Et concernant les traits physiques ?
Mohamed Gambouz : On s'est beaucoup inspiré des films d'époque mais aussi des acteurs, à l'image d'Olivier Martinez.
jeuxvideo.com > Parmi les nouveautés de cet épisode, il y a donc la possibilité de visiter de nombreux intérieurs. Qu'est-ce qui caractérise ces derniers ?
Mohamed Gambouz : Les intérieurs sont très chargés. On souhaitait vraiment que le joueur sente qu'il y a de la vie dans les différents lieux. On voulait éviter ce côté « tout le monde a déménagé » avant que le joueur n'arrive. Avec ça, on a essayé de garder cette constante de diversité au sein des quartiers. Dans les quartiers pauvres, on trouve un style très médiéval. Et quand on va dans les zones riches, c'est rococo à fond avec du doré, de la tapisserie partout. A certains endroits, on a aussi joué avec le style néoclassique. C'est plus ordonné, moins fou.
jeuxvideo.com > Concernant le château de Versailles, on imagine que cela a demandé beaucoup de boulot pour retranscrire les moindres détails...
Mohamed Gambouz : Oui mais c'était vraiment cool à faire. C'était l'un des tout premiers endroits sur lesquels on a commencé à travailler. Ça nous a servi de prototype visuel pour déterminer à quoi ressembleraient les quartiers riches de Paris. Mais comme ce n'est pas à l'intérieur de la ville principale du jeu, on a eu plus d'opportunités pour jouer à fond avec les textures, les éclairages, les matériaux. Le résultat est assez impressionnant. Et c'est cette recette-là qu'on a notamment réutilisée pour le palais du Luxembourg.
jeuxvideo.com > Sur quel monument avez-vous pris le plus de plaisir à travailler ?
Mohamed Gambouz : Notre-Dame. Parce que c'est très caractéristique. Et personnellement, je suis un grand amateur du style gothique. D'ailleurs, la flèche, on s'est beaucoup demandé si on devait la garder ou non car elle n'existait pas à l'époque. Et, finalement, on l'a conservée car elle est très symbolique. Ce qui a été très difficile en revanche, ça a été de rendre le monument entièrement interactif. On a dû revenir plusieurs fois dessus pour améliorer le confort de navigation du joueur.
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