Au cœur de Toronto se trouve l'un des plus importants studios d'Ubisoft. S'étendant sur pas moins de 60.000 m2 (dont un studio de motion capture de 2.400 m2), l'endroit accueille à l'heure actuelle 300 personnes et prévoit d'en accueillir près de 800 l'année prochaine. Directrice du studio : Jade Raymond. D'origine 25 % chinoise, 25 % australienne et 50 % canadienne, la charismatique productrice d'Assassin's Creed et Splinter Cell : Blacklist est née le 28 août 1975 à Montréal. Rencontre…
jeuxvideo.com > Que pensez-vous de l'évolution au cours des dernières années du statut de la femme dans le jeu vidéo ?
Jade Raymond : J'aimerais voir plus de femmes dans l'industrie du jeu vidéo. Ici, dans le studio Ubisoft de Toronto, j'ai réussi à avoir une équipe de management constituée de 50 % de femmes. Et lorsque j'ai travaillé sur Assassin, un type de jeu que l'on considérait comme peu attractif aux yeux des femmes, nous en avions quand même 20 % dans l'équipe, ce qui constituait à l'époque l'un des plus hauts pourcentages jamais vu. Je pense que lorsqu'on a une femme dans une équipe, cela a pour effet d'attirer immédiatement les autres femmes. Parce que personne ne souhaite se retrouver isolé. De mon côté, je fais partie du conseil d'administration de WIFT (Women in Film & Television, ndr) à Toronto. C'est une organisation destinée à encourager les femmes dans les industries du jeu, de la télévision et du cinéma. J'ai participé notamment à la création de programmes pour promotionner les femmes afin qu'elles obtiennent davantage de places dans l'industrie du divertissement.
jeuxvideo.com > Considérez-vous l'industrie du jeu vidéo comme sexiste ?
Jade Raymond : Il reste encore beaucoup de travail à faire dans la plupart des industries. Aujourd'hui, il y a par exemple Katherine Bigelow qui est reconnue comme productrice et réalisatrice de films (Zero Dark Thirty, Démineurs, K-19, Point Break…, nda). Mais il y en a peu, surtout dans le domaine de l'action. C'est la même chose pour la télévision : on aurait bien du mal à nommer les femmes qui sont connues dans cet univers-là. Oui, on a encore du travail à faire dans l'industrie du jeu mais ce n'est vraiment pas la seule. Je suis néanmoins contente de voir que cela commence à changer. Car il y a de plus en plus de femmes qui jouent et qui se disent « finalement pourquoi ne pas faire carrière dans cette industrie ? »
jeuxvideo.com > Selon vous, la représentation de la femme dans le jeu vidéo est-elle trop caricaturale ?
Jade Raymond : Honnêtement, ce n‘est pas le cas dans tous les jeux. Dans Half Life par exemple, je trouve que le rôle de la femme est tout à fait normal. Ou encore dans le jeu d'Ubisoft Beyond Good and Evil, l'héroïne qui s'appelle Jade, comme moi (rires), s'avère atypique. Quand on allume la télévision ou qu'on regarde des films ou des magazines, on voit souvent les mêmes types d'images et de caricatures de femmes. Donc ce n'est pas seulement propre à l'industrie du jeu.
jeuxvideo.com > Le jeu vidéo est parfois accusé de tous les maux, notamment d'être responsable de la violence chez les jeunes. Qu'en pensez-vous ?
Jade Raymond : On pointe toujours du doigt les choses qu'on ne comprend pas. Dans le temps, c'était par exemple la musique Heavy Metal. Ce qu'il faut faire ici, c'est limiter l'accès aux fusils et contrôler les armes. C'est ça qui tue vraiment les gens.
jeuxvideo.com > A ce titre, où en est aujourd'hui votre engagement dans LOVE (Leave Out Violence) ?
Jade Raymond : Lorsque j'étais à Montréal, je faisais partie du conseil d'administration de LOVE mais désormais, puisque je travaille à Toronto, je ne le suis plus et j'ai choisi plutôt de m'investir dans WIFT. LOVE est une initiative de paix, une organisation qui lutte contre la violence chez les jeunes. En faisant appel à leur intelligence émotionnelle, je pense qu'on peut endiguer la violence des jeunes. Un grand symposium aura lieu cet été sur le thème de la paix en général et je compte bien y participer. Il y a même un jeu que l'on est en train de développer actuellement à Ubisoft et qui – je pense - peut être utilisé pour un objectif tel que celui-là.
jeuxvideo.com > En 2002, vous avez produit The Sims Online. Quel a été exactement votre rôle sur le jeu ?
Jade Raymond : J'ai d'abord travaillé chez Sony en tant que programmatrice, ce qui m'a poussée à toucher un peu au domaine du online. C'est pour cette raison que j'ai été recrutée ensuite par Electronic Arts pour aller travailler sur The Sims Online. C'était un type de jeux différent de ce que je faisais avant chez Sony. Mais, bien plus que le online, ce qui était surtout intéressant pour moi, c'était de faire connaissance avec ces joueurs en ligne, de savoir ce qu'ils appréciaient et de connaître leurs raisons de jouer à ce genre de jeux. Personnellement, je suis une gameuse typique et j'aime plutôt les jeux de combat ou encore les Assassin's Creed. Donc, pour moi, connaître cette cible de joueurs au profil très différent me semblait passionnant.
jeuxvideo.com > Vous avez travaillé ensuite pendant quelques années pour Electronic Arts. Pourquoi avez-vous quitté finalement cet éditeur pour rejoindre Ubisoft ?
Jade Raymond : J'ai travaillé pendant trois ans pour Electronic Arts et si j'ai quitté la société, c'est parce que j'ai voulu créer une start-up. Avant de rejoindre Ubisoft, j'ai donc fait un MMO casual qui s'intitulait There. C'était un produit super intéressant, y compris en termes de business model puisqu'on avait beaucoup de customisations créées par les joueurs. Cela s'adressait à une cible plutôt « Mass Market » mais on faisait quand même en moyenne 70 $ par mois. Il y avait beaucoup d'apprentissage là-dedans. Mais comme c'était une start-up, on avait un certain montant d'argent que nous avons dû dépenser entièrement avant même de faire le marketing (rires). Alors il a fallu fermer la société et c'est à ce moment-là que je suis allée chez Ubisoft.
jeuxvideo.com > Vous avez été la productrice du premier Assassin's Creed. Avec un peu de recul, comment percevez-vous aujourd'hui l'évolution de la saga ?
Jade Raymond : Je suis surprise par le succès rencontré par la série, car au début on ne s'y attendait vraiment pas.Assassin's Creed représente aujourd'hui la cinquième plus grande franchise qui n'ait jamais été créée dans le monde des jeux vidéo. Je suis fière de l'équipe et de ce hit qu'on a pu créer. En créant le premier jeu de la franchise, on avait des idées en tête que nous n'avons pu concrétiser. Aujourd'hui, j'en vois resurgir certaines qui se trouvaient dans notre plan de base. Et puis il y a de nouvelles personnes qui s'emparent de l'histoire et l'emmènent dans des directions qu'on n'avait pas du tout prévues. C'est excitant. La franchise Assassin's Creed vit désormais d'elle-même, comme un petit garçon qui est sorti de la maison et qui décide de prendre sa vie en main (rires).
jeuxvideo.com > Avez-vous encore le temps de jouer ?
Jade Raymond : Je joue à tous les grands jeux qui sortent et je trouve ça même nécessaire d'être à jour sur le sujet quand on travaille dans ce domaine. Le jeu que j'ai le plus apprécié récemment est Far Cry 3 auquel je joue souvent. J'essaie aussi de jouer avec ma fille qui a trois ans mais qui ne comprend pas pourquoi maman a le droit de jouer à ces jeux et pas elle (rires).
jeuxvideo.com > N'éprouvez-vous pas parfois un peu de nostalgie vidéoludique ?
Jade Raymond : Oui, notamment par rapport aux jeux de combat du genre Streets of Rage. A un moment, il y avait de très bons jeux comme celui-là où on combattait en se promenant dans les décors. C'est vraiment un genre que j'aimerais voir évoluer aujourd'hui sur les next-gen.
jeuxvideo.com > Quel est votre sentiment sur le futur du jeu vidéo ? Doit-il obligatoirement passer par le modèle free-to-play et les micro-transactions ?
Jade Raymond : Il est certain que le business model de l'industrie du jeu vidéo change. Le free-to-play est relativement nouveau et continue à grandir, surtout en Chine et dans quelques autres pays. C'est évident qu'il faut observer avec attention ce phénomène de manière à savoir comment on peut intégrer ce concept avec du contenu épisodique, des items à acheter, quitte à considérer le jeu comme un service. Il y a de nombreuses choses à vérifier. Cela dit, il doit y avoir quand même de la place régulièrement pour un gros jeu afin d'obtenir une expérience de haute qualité devant sa télé, de la même manière que lorsqu'on va voir un gros film attendu en salles. Je ne pense pas que cela puisse disparaître. En tout cas, à Ubisoft, c'est tout à fait le type d'expériences qui nous excite pour continuer à créer.
jeuxvideo.com > Quel est votre sentiment sur la prochaine génération de consoles ?
Jade Raymond : Je suis une grande fan de Star Trek et du Holodeck. Pour moi, l'objectif du jeu vidéo est de n'avoir plus aucune interface et d'éprouver une expérience complètement immersive. Avec chaque nouvelle console, on s'en rapproche de plus en plus. Il y a de moins en moins de limites à l'imagination grâce à la technologie. Il s'agit d'un vrai challenge pour nous autres, créateurs de jeux vidéo : il faut prendre du recul et savoir désormais ce que l'on veut faire avec tous ces changements.
Bande-annonce de Splinter Cell Blacklist, le prochain jeu d'Ubisoft Toronto à paraître le 22 août 2013 sur PC, PS3, 360 et Wii U