Qu'on le veuille ou non, l'univers des jeux vidéo n'est pas déconnecté du reste du monde et les débats qui animent notre société ne s'arrêtent pas sagement à la porte de nos consoles. C'est ainsi que la théorie des genres a fait irruption de manière un peu abrupte cet été dans le sillage du prochain Tomb Raider. Ce n'était pas le jeu en lui-même qui était visé par certaines féministes, mais plutôt le traitement qui lui avait été réservé dans les colonnes du magazine Joystick. L'auteur d'une preview s'était en effet félicité du fait que la nouvelle Lara subisse bon nombre de sévices. Il était allé jusqu'à comparer une scène dans laquelle elle n'était pas à son avantage à un viol métaphorique. Le soufflet est bien vite retombé : le papier en question comportait une bonne dose de second degré et on peut difficilement reprocher à ce Tomb Raider d'adopter une approche purement sexiste. En effet, Lara Croft a perdu ses mensurations inhumaines dignes d'une poupée Barbie et s'est changée ici en une véritable jeune femme avec laquelle on rentre immédiatement en empathie. Il n'empêche que ce débat n'est certainement pas arrivé par hasard sur la place publique et qu'il nous donne l'occasion de nous questionner sur la place des figures féminines et plus globalement sur la question du genre dans le jeu vidéo.
Bimbos en force
Un observateur découvrant le petit monde du jeu vidéo risque malheureusement de conclure un peu rapidement que la place dévolue à la gent féminine dans ce média est limitée au rôle de potiche sexy destinée à égayer les fantasmes de jeunes adolescents. Les bimbos sont légion, à tel point qu'elles sont même devenues une véritable marque de fabrique pour quelques licences bien connues. On pense par exemple à certaines séries de jeux de baston qui se sont livré une bataille de silicone en misant sur la surenchère dans la taille des bonnets. On pense bien entendu aux Dead or Alive qui se sont d'ailleurs aventurés du côté du voyeurisme pur et dur avec leurs spin-off dédiés au beach-volley et autres activités balnéaires compatibles avec de toutes petites tenues.
Mais si les formes de Kasumi et de ses copines vous laissent de marbre, vous trouverez peut-être votre bonheur avec les productions japonaises qui mettent en scène des visions fantasmées de très jeunes filles telles qu'on en voit dans les Agarest ou dans les Ar Tonelico... Cette esthétique renvoie au moe, un mouvement typiquement japonais qui consiste à mettre l'accent sur l'aspect séduisant de personnages totalement fictifs. On aura beau dire que le moe ne se réduit pas nécessairement à un fétichisme d'ordre sexuel, il s'agit néanmoins d'admirer des figures féminines chosifiées. Ce ne sont pas des êtres humains qui sont ici objets de désir, mais bien des stéréotypes figés qui pourraient très bien être assimilés à des poupées sans cervelle.
I've got to be a macho man
De manière générale, il faut reconnaître qu'on retrouve bon nombre de stéréotypes réducteurs dans les jeux vidéo. Même les programmes de fitness ne sont pas en reste : dans un Your Shape par exemple, vous aurez droit à un coach masculin aux allures martiales lorsqu'il s'agit d'exercices s'inspirant de sports de combat et à une jolie demoiselle pour les cours de yoga et de relaxation. Le message est clair, lorsqu'il y a de l'action c'est au mâle de se montrer tandis que la femme doit plutôt cultiver le calme et le bien-être. Ca colle finalement avec le schéma habituel du héros contraint de surmonter moult péripéties pour venir à l'aide d'une princesse passive et sans défense. Medal of Honor : Warfighter nous a récemment donné une superbe illustration de cette distinction des rôles : le jeu se termine sur les mots d'une femme de soldat qui nous explique tranquillement qu'elle est là pour soutenir son mari coûte que coûte même si ce dernier doit se sacrifier pour son pays.
Les jeux d'action nous mettent régulièrement dans les bottes de combattants transpirant la testostérone, mais bien peu d'entre eux sont aussi ouvertement virils que les personnages de Gears of War. Marcus et ses collègues ont tout pour eux : ils sont taillés comme des bœufs, crachent de jolies bordées d'injures d'une voix rauque et vivent dans un état de guerre permanent. Le troisième opus a bien essayé de féminiser un peu l'univers des Gears en mettant en scène quelques femmes combattantes, mais la série reste avant tout marquée par l'amitié virile qui unit Dom et Marcus et qui laisse finalement assez peu de place aux éléments féminins de l'équipe. Les plus observateurs remarqueront aussi que la série met en scène le combat d'une humanité dirigée par des hommes contre une société matriarcale, les Locustes disposant d'une reine à leur tête. De là à y voir une représentation d'un rapport conflictuel entre les deux sexes, il n'y a qu'un pas...
La féminité en horreur
Le pas en question est allègrement franchi dans de nombreuses productions qui nous offrent des visions carrément horrifiques de la féminité sous toutes ses formes. On pourrait ainsi évoquer Catherine qui met en scène les doutes d'un trentenaire sous la forme d'apparitions cauchemardesques de sa petite amie. Du côté de Dante's Inferno, on retrouve aussi une gigantesque Cléopâtre à demi nue qui fait office de boss du cercle des Enfers dédié à la luxure. Même le dernier DmC nous affuble d'une représentation peu flatteuse de la maternité : ici c'est un démon qui accouche à répétition de sa propre mère dans des circonstances peu ragoûtantes... Dans tous ces cas, la femme est dépeinte sous les traits d'un ennemi monstrueux censé faire écho aux angoisses du joueur que l'on suppose masculin. Bref, la femme n'est pas forcément reléguée au rang de potiche agréable à regarder, elle peut aussi faire office de figure effrayante car radicalement différente... Ce n'est pas certain qu'elle y gagne au change.
Des frontières parfois floues
Ce petit tour d'horizon vous a convaincu que les jeux vidéo véhiculent forcément une image bien tranchée voire un poil rigide des questions de genres ? Ne partez pas si vite en besogne, la réalité est naturellement plus complexe. Les jeux vidéo mettent aussi en scène régulièrement des personnages dont l'identité sexuelle n'est pas clairement marquée. Essayez donc de déterminer si les Lemmings ou les Worms sont des mâles ou des femelles... Certains titres développent même une véritable esthétique de l'androgyne. On pense bien entendu aux jeux de rôle japonais qui mettent régulièrement en scène des protagonistes masculins pour le moins efféminés. C'est le cas par exemple de Kuja, le grand méchant de Final Fantasy IX qui est certes une véritable brute, mais qui arbore une allure raffinée et des traits particulièrement fins.
D'autres jeux poussent encore un peu plus loin la confusion des genres. C'est ainsi que ces derniers temps les transgenres ont fait parler d'eux dans les jeux vidéo. On pense par exemple à une charmante serveuse de Catherine ou à la sulfureuse Kainé qui accompagne Nier. Le cas de Poison que l'on retrouve dans les Final Fight et les Street Fighter est aussi à prendre en compte. D'abord pensée comme étant un personnage féminin, elle devient un travesti quand Final Fight débarque aux Etats-Unis histoire d'éviter que le jeu ne soit la proie des féministes. Depuis, les équipes de chez Capcom n'ont pas cessé de jouer sur l'ambiguïté sexuelle du personnage, laissant planer le doute sur le fait qu'elle ait subi ou non une opération pour changer de sexe, et indiquant finalement que chacun pouvait choisir l'option qu'il préférait. Le point commun entre ces trois personnages est simple : le doute sur leur identité sexuelle ne les empêche pas d'être furieusement sexy, et c'est assurément une jolie façon d'aborder la question du genre sans discrimination.
Vers une remise en cause des schémas traditionnels ?
Certes, la traditionnelle division sexuée des rôles a encore de beaux jours devant elle dans le domaine du jeu vidéo, mais il faut aussi reconnaître que certains titres vont à contre-courant en nous proposant des visions un peu moins stéréotypées. On pourrait par exemple citer les Metroid, série dans laquelle on incarne Samus Aran, une héroïne qui n'est ni une bimbo (elle est plutôt jolie mais elle passe le plus clair de son temps dans une armure qui dissimule ses courbes), ni une pauvre femme qui attend sagement qu'un homme courageux lui sauve la peau (elle est au contraire plutôt du genre coriace et n'hésite jamais à partir en solitaire pour faire son job de chasseur de primes sur des planètes hostiles). Dans un autre genre, il y a aussi Chell, le pauvre cobaye humain que l'on incarne dans les Portal : elle est loin d'être dans une situation confortable et pourtant elle ne se transforme jamais véritablement en victime, et encore moins en potiche. C'est au contraire par sa force de caractère qu'elle va déjouer un à un tous les pièges mortels que lui prépare GlaDOS.
Plus globalement, on pourrait citer les nombreux jeux de rôle occidentaux qui, au moment de créer votre avatar, vous permettent d'incarner indifféremment un homme ou une femme sans que cette donnée ne vienne déterminer le caractère du personnage. Les développeurs de BioWare ont suivi cette logique avec les Mass Effect et les Dragon Age en donnant aux joueurs la possibilité de choisir librement leur vie sentimentale. Dans ces jeux, le genre devient une variable comme une autre et vous pouvez par exemple tout à fait incarner une femme qui ne ressemble pas à une princesse bien polie, mais plutôt à un guerrier endurci et balafré qui passe le plus clair de son temps libre à courir le jupon. C'est aussi cette même recherche de liberté qui a poussé les développeurs de Skyrim à permettre le mariage entre des personnages de même sexe, anticipant par là une évolution de la société qui est plus que jamais dans l'air du temps.
Quelques jeux vont même pousser le vice jusqu'à critiquer ouvertement les schémas traditionnels. C'est le cas des premiers Monkey Island qui utilisent un humour ravageur pour déconstruire tranquillement les rapports hommes-femmes. En effet, Guybrush Threepwood est un antihéros qui tente à longueur de temps de prouver sa virilité par des stratagèmes puérils et qui cherche à sauver sa dulcinée alors que cette dernière se débrouille mieux sans lui. Finalement, c'est plutôt la belle Gouverneur Marley qui tient lieu de figure héroïque de la série, son mari faisant plutôt office de petit garçon gaffeur perdu dans le corps d'un adulte. La critique du modèle patriarcal et de ses dérives est encore plus appuyée dans un jeu comme Braid. En effet, ce dernier reprend à son compte le mythe de la fameuse princesse enlevée puis sauvée par son chevalier blanc pour nous montrer à quel point cette vision des choses est profondément tordue. On en arrive donc à se demander si les moustaches et la salopette de Mario ne cachent pas un dangereux Stalker qui rôde toujours dans le sillage de cette pauvre Peach... Bref, avant de lancer la pierre au jeu vidéo dans son ensemble en l'analysant uniquement comme un instrument du sexisme ordinaire, il faut quand même reconnaître que ce média propose déjà quelques éléments de réflexion pour déconstruire la notion de genre.
Miniblob