FF VII Remake est sorti il y a peu, après d'innombrables années d'attentes. Mieux encore pour certains, la crise sanitaire actuelle a impliqué la réception du jeu avant sa sortie, permettant à de nombreuses personnes de se plonger dans l'aventure une poignée de jours avant sa commercialisation effective. L'impatience arrivait à son terme, les précommandes réalisées il y a des mois honorées, enfin, l'attente était récompensée. Cette impatience, explicable à bien des égards, n'est cependant pas l'apanage de tous les joueurs et certains, tout aussi passionnés que n'importe quel individu par le jeu vidéo, ont fait de l'attente une véritable philosophie mieux connue sous le nom de patient gaming.
Les joueurs patients sous une même bannière
Pour faire simple, le patient gaming est une pratique qui consiste à attendre un certain temps après la commercialisation d'un jeu pour y jouer. Le day one est ici exclu et les membres qui s'adaptent à cette philosophie y trouvent des avantages réels et multiples. Rappelons toutefois que, de toute évidence, la pratique n'a pas attendu internet pour exister, tout comme les autoportraits n'ont pas attendu le terme « selfie » pour être démocratisés. De nombreux joueurs ne pouvaient tout simplement pas se permettre ou n'avaient pas le matériel de jouer à un jeu dès son lancement, et devaient donc s'armer de patience pour pouvoir s'essayer aux titres qui les faisaient rêver. Mais l'officialisation du nom « patient gaming' » a bien trouvé sa source sur la toile et s'est même érigée en principe pour certains de ses pratiquants. Comme nous le rappelait PC Gamer il y a quelque temps, le patient gaming a trouvé son impulsion sur reddit, par le biais d'un sujet posté dans la branche prolifique /gaming pour être exact, qui recense à ce jour pas moins de 25,7 millions d'utilisateurs. Sobrement intitulé « Ça craint d'être pauvre », le thread de l'utilisateur jetmax25, posté il y a 8 ans, ne contenait qu'un simple meme libellé comme suit « je viens juste d'acheter Fallout New Vegas. Quelqu'un veut en parler ? », soit deux ans après la sortie de la pépite d'Obsidian.
Suite à une poignée de discussions bienveillantes faisant état d'une situation partagée par de nombreux utilisateurs de la plate-forme, beaucoup de redditeurs étant contraints en raison de plusieurs facteurs de faire preuve de patience avant de s'adonner à leur loisir, l'utilisateur kentrel a suggéré l'idée de mettre en place un subreddit permettant aux joueurs dans le même cas de se réunir sous une seule bannière :
Qu'est ce que vous pensez d'un reddit pour les gens qui attendent 6-18 mois pour acheter un jeu parce qu'ils ne veulent / peuvent pas payer le plein tarif ou ont une machine vieillissante ?
Il n'en fallait pas plus, une poignée de minutes plus tard, le r/patientgamers était créé par Zlor, qui est toujours à la tête de ce groupe qui réunit pas moins de 340 000 utilisateurs à l'heure actuelle. Le principe est simple et sans appel : interdiction de parler de jeux sortis il y a moins de 6 mois dans les colonnes de cette section qui prône plus que jamais la patience comme une vertu. Le patient gaming se situe à la frontière entre l'actualité et le début de la nostalgie, sans jamais pour autant verser dans le rétogaming même si le reddit dédié à la pratique est aussi le théâtre de sujets faisant état de très vieux jeux enfin lancés par les utilisateurs.
Une vertu économique
L'attrait le plus évident de cette pratique est pour commencer financier. Sans même nécessairement évoquer le jeu d'occasion pour les joueurs les plus attachés au format physique, le jeu vidéo n'est plus un loisir aussi coûteux qu'il ne l'était à l'époque. La prolifération du jeu vidéo dématérialisé ainsi que celle des plates-formes de téléchargement a impliqué celle des soldes et de la multiplicité des offres pour jouer à bas coût. Si l'on exclut les accidents industriels qui, suite à un lancement raté, élément sur lequel nous reviendrons et en faveur du patient gaming, contraignent les éditeurs à briser les prix dans la foulée de la sortie de leur jeu pour s'aménager un minimum de ventes à la faveur de l'effet d'annonce, les titres soldés une poignée de mois après leur commercialisation sont pléthoriques. Les soldes de steam, pour citer l'événement le plus populaire et le plus prolifique, ont mis le pied à l'étrier à d'autres pratiques. Le fameux humble bundle propose tout un tas de titres plus ou moins récents à des prix défiant toute concurrence et, cerise sur le gâteau, sert plusieurs causes nobles, tandis que l'abonnement à ce service propose de nombreux titres plus récents en l'échange d'une somme modique. L'Epic Game Store propose très régulièrement des jeux gratuits et plus généralement, du côté des consoles comme du PC, les promotions sur les titres sortis dans les 12 mois se succèdent et sont parfois franchement attractives. En faisant preuve d'un peu de patience, les joueurs peuvent donc prétendre à s'adonner à leur loisir dans la légalité et sans grever outre mesure leurs économies. Il y a effectivement de très fortes chances que dans les 6 mois suivant une sortie, ce AAA qui vous faisait de l’œil arrive dans votre panier avec une généreuse réduction.
Mais les économies ne sont pas exclusivement réservées aux jeux en lui-même, le "patient gamer" en réalise également au niveau de son équipement, Qu'il s'agisse de conserver plus longuement sa génération de console ou plutôt d'investir une fois dans un PC à destination d'être gardé pour une longue durée, patienter avant l'achat d'un jeu permet de profiter de titres tout à fait acceptables visuellement sans pour autant avoir l'obligation de se ruiner en hardware coûteux. Certes, comme toute médaille a son revers, inutile d'espérer pouvoir avoir le beurre et l'argent du beurre et l'amateur de visuels très next gen ne pourra pas cumuler patience et pointe de la technologie. C'est une contrepartie à accepter, et cette contrepartie est de moins en moins lourde à supporter puisque les grosses productions, avec l'harmonisation du marché PC et console, sont visuellement superbes et proposent un rendu tout à fait acceptable sur des machines d'entrées et moyen de gamme pour le joueur moins enclin à s'attarder sur les détails.
Plus de recul, de contenu, de stabilité
Mais, plus intéressant encore, le patient gaming permet de se prémunir d'un lancement raté ou un jeu incomplet. Aujourd'hui, difficile d'affirmer qu'un jeu commercialisé dans sa version définitive est totalement achevé. Outre les traditionnels patch day one qui sont presque devenus une norme, c'est aussi une quantité pléthorique de patchs et de DLC qui accompagnent les mois suivants la sortie d'un jeu, qu'il soit estampillé jeu service ou non, par ailleurs. Les exemples de catastrophes techniques lors du lancement d'un jeu sont légion, tout comme ceux relatifs à l'équilibrage ou aux divers bugs, la plupart du temps assez rapidement corrigés à grands coups de mises à jour. Ne pas se ruer day one sur un jeu, c'est aussi jouer la sécurité en s'assurant, au moins partiellement d'obtenir un titre stable, fini, loin des tumultes d'un lancement parfois chaotique. C'est également l'opportunité de profiter des éditions GOTY ou Definitive qui, pour le prix de jeu de base, proposent également tous les contenus additionnels parus depuis la commercialisation. Si l'on devait prendre l'exemple le plus parlant de la patience récompensée, nous pourrions évoquer le cas de No Man's Sky qui a été une déception coriace lors de son lancement, mais qui, passé de nombreux mois, est devenu nettement plus conforme à sa promesse originelle et s'avère même aujourd'hui plus complet que ce qu'ambitionnaient Sean Murray et ses équipes lors du développement.
Voilà qui permet de prendre un peu de recul, de bénéficier d'une vision globale, aidée également par les avis de la presse et des utilisateurs, passé le traditionnel déchaînement de passion qui entoure la sortie d'un titre attendu. Dans les premières semaines de la commercialisation d'un jeu, les avis sont souvent prononcés à chaud, inutilement sentencieux ou trop enthousiasmés. Une fois cette vague de passion digérée, les avis se veulent plus modérés, plus nuancés, les joueurs ont eu le temps de terminer un titre, d'en peser les qualités et les défauts, permettant au joueur de disposer d'avis éclairés et divers, lui permettant de procéder à son achat en toute connaissance de cause. Et c'est aussi sans compter sur les nombreux guides qui seront mis à sa disposition pour les jeux qui peuvent en requérir, les nombreuses astuces mises à disposition du joueur pour profiter au mieux de toutes les fonctionnalités d'un jeu et, dans le cas du PC, des mods élaborés par la communauté pour rendre l'expérience encore plus complète.
Mais le patient gaming c'est aussi la philosophie du temps long. Là où les joueurs les plus assidus et les plus désireux de ne rien rater de l'actualité cumulent les jeux dans leur bibliothèque, le patient gamer lui, aura davantage souci de prendre le temps de traverser les jeux qu'il acquiert, sans forcément se préoccuper des sorties qui interviennent entre temps. Le patient gamer, il s'en fout, il a le temps. C'est notamment ce que soulignait l'utilisateur frozen-byter, qui se félicitait d'avoir acheté sur le tard Dragon Age Inquisition , qu'il a pu apprécier dans son intégralité sans se heurter à la répétitivité réelle du titre, quand traversé d'une traite :
Je pense que l'avoir acheté si tard, après avoir joué à tous les autres jeux que je voulais faire, m'a permis de prendre mon temps et de vraiment l'apprécier. Je peux comprendre pourquoi les gens qui l'ont acheté et tenté de le rusher s'en sont lassés, et beaucoup étaient attirés par la sortie de The Witcher 3 plus tard. Inquisition est vraiment un jeu dans lequel il faut prendre son temps, il est un peu plus lent et moins rythmé que les autres jeux.
Le revers de la médaille
Dans ce cas, le patient gamer est un peu le téléspectateur qui attend qu'une série soit complète pour la regarder quand d'autres se précipitent sur la diffusion au fil de l'eau. De fait, s'il existe sans aucun doute plus d'attraits que d'inconvénients à faire preuve d'une patience à toute épreuve, et si l'on exclut le fait évident que les joueurs font bien ce qu'ils veulent et qu'ils sont à même de savoir ce qu'il y a de mieux pour eux dans la pratique de leur loisir, le patient gaming comme philosophie inflexible interdit également certains plaisirs liés à prendre activement part à l'actualité des sorties. En premier lieu se pose la question des jeux multijoueurs. Dans le cas des jeux les plus pérennes, certes, si la possibilité d'accéder à des guides pour bien débuter augmente au fil des mois suivant leur sortie, rater le train en marche interdit le fait d'apprendre plus ou moins en même temps que tous les autres joueurs. Si, bien entendu, aussi bon soyez-vous dans un domaine, quelqu'un sera toujours plus fort que vous, prendre un MMO ou un FPS compétitif en cours de route, c'est prendre le risque de s'exclure d'une communauté déjà bien établie, pas toujours encline à ouvrir ses portes au débutant et la différence de niveau peut s'avérer rédhibitoire. Enfin, l'excitation du partage et de vivre un moment clef parfois dans l'histoire du jeu vidéo peut aussi être une source de plaisir tout comme le fait d'avoir envie, dans un univers fondamentalement connecté, de prendre le train en marche et d'esquiver au maximum le risque du spoil, qui pullule à grand coup de tweet, de guides ou d'articles qu'il devient parfois délicat à esquiver dans les semaines suivant la sortie d'un jeu majeur.
Si l'on devait mettre en balance ses avantages et ses inconvénients, difficile d'affirmer que le patient gaming, érigé en véritable art de consommer son loisir par certains, soit une pratique pénalisante pour le joueur. Que ce soit une pratique contrainte par le manque de temps, de finances ou de matériel, ou qu'elle soit dictée par un esprit calme n'étant pas avide de coller à l'actualité des sorties, cette philosophie ne fait pas pour autant des « joueurs patients » des gens moins passionnés par le média que ceux qui se précipitent sur les sorties qui les intéressent. C'est une autre manière de consommer le jeu vidéo qui, si elle était majoritairement répandue, pourrait avoir de vraies conséquences économiques sur le développement des jeux, mais qui reste pour l'heure suffisamment marginale pour ne pas inquiéter l'industrie tout en contentant celles et ceux qui s'y adonnent avec plus de modération.