Longtemps connu pour son exigence à l’égard des jeux d’éditeurs tiers, Nintendo a bouleversé sa stratégie en 2017 avec la sortie de la Switch. Dès le départ, Big N annonce de “nouveaux jeux chaque semaine” et accueille à bras ouverts de nombreux titres indépendants. Les success stories s’enchaînent : quelques chanceux, comme Wonder Boy : The Dragon's Trap, se vendent davantage que sur toutes les autres machines confondues. Et d’autres, comme le premier Overcooked ou Stardew Valley, atteignent les 500.000 voire le million d’exemplaires vendus. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Nous nous sommes entretenus avec plusieurs développeurs indépendants.
Depuis sa sortie début mars 2017, la Switch n’a cessé d’accueillir de nouveaux jeux indépendants pour enrichir son catalogue. Aujourd’hui, l’eShop de l’hybride compte environ 3.500 jeux si l’on fait la moyenne des boutiques française et américaine, son équivalent japonais n'hébergeant “que” 2.000 titres. Ce n’est évidemment pas grand chose à côté de Steam, toujours leader incontesté de la vente de JV en ligne et qui a ouvert ses portes à plus de 8.400 jeux sur la seule année 2019. Mais Nintendo n’a pas toujours été coutumier du genre. Longtemps distingué par son “Seal of Quality” qui imposait un contrôle minutieux à quiconque souhaitait sortir un jeu sur ses machines, la firme de Kyoto a totalement changé de stratégie avec l’arrivée de sa console hybride. “Nintendo a ouvert les vannes à quasiment tout le monde” résume ainsi Thomas Altenburger, véritable couteau suisse chez Flying Oak Games, studio à l’origine du rogue-like NeuroVoider sorti en septembre 2017 sur Switch. “Il n’y a presque aucun contrôle éditorial. Les titres sont noyés dans la masse. Et c'est en partie pourquoi certains jeux indépendants ne marchent pas sur la machine”.
Ruée vers l’or
A la sortie de la machine, certains indés ont pourtant fait un carton. Stardew Valley version hybride a dépassé le million d’exemplaires vendus en seulement six mois et Wonder Boy : The Dragon's Trap s'est davantage écoulé sur Switch que sur toutes les autres machines confondues. “Au tout début, on pouvait effectivement parler d’un certain eldorado pour les indés sur la portable de Nintendo” analyse Aurélien David, programmeur et chef de projet sur le party-game JumpHead : Battle 4 Fun, déjà disponible aux Etats-Unis et très bientôt sur l’eShop européen. “Mais c’est parce que les joueurs n’avaient pas grand chose à se mettre sous la dent. Le succès, c’est toujours une histoire de timing”.
Le succès de NeuroVoider sur l’hybride de Big N en est une preuve incontestable. Sorti quelques mois après l’arrivée de la console, le titre est resté “dans le Top 3 des ventes pendant une semaine” d'après Thomas Altenburger. Et comme certaines success stories sur Switch, le portage a vite rattrapé les ventes des autres plateformes cumulées.
Je pense vraiment que le jeu a été un succès parce qu’il est arrivé tôt dans la vie dans la console, et pas forcément parce que c’était un bon jeu. On a vraiment eu de la chance. S’il était sorti aujourd’hui, je pense qu’il aurait fait un four - Thomas Altenburger de Flying Oak Games à propos du succès de NeuroVoider sur Switch
Fort heureusement, des succès indés sur Switch, il y en a encore eu récemment. “Pour Heave Ho, on n'a pas vendu 500.000 exemplaires comme un Enter the Gungeon, mais ça se passe bien” nous confie Frédéric Coispeau, co-fondateur du studio Le Cartel où il est aussi game designer. Le jeu multijoueur haut en couleur est paru sur Switch en même temps que sa version PC, fin août 2019. “Le processus créatif était différent que pour notre précédent titre, Mother Russia Bleeds. Heave Ho a été pensé dès le début pour la Switch a été prévu comme tel avec Devolver, notre éditeur”.
Qui plus est, le jeu a bénéficié de toute la mise en avant nécessaire, en ayant droit à sa place dans un Indie World - format vidéo de Big N dédié aux indés - et même à sa présence sur le stand Nintendo à la Paris Games Week. “Les gens faisaient la queue pour y jouer, c’était fou” commente ainsi Frédéric Coispeau. “Malgré tout, sur le net, on avait l’impression que le jeu n’était pas entendu". Avant l’arrivée d’Heave Ho, Mother Russia Bleeds avait attiré l'attention grâce à ses trailers. Mais les vidéos du titre multijoueur n’ont pas créé le même engouement, en tout cas de prime abord. “On était inquiet” résume le co-fondateur du studio. La bonne formule est finalement trouvée : mettre en avant la réaction des joueurs en pleine partie.
L’eldorado n’est plus
Si les inquiétudes sont présentes malgré un passage à l’Indie World, qu’en est-il des développeurs dont la mise en avant n’est pas aussi importante ? Malheureusement, la logique qui s’applique est froide. Et une communication moins tonitruante semble aller de paire avec des ventes décevantes. Ainsi, Bruno Laverny, community manager du studio CCCP, nous explique que lui et son équipe sont dorénavant bénéficiaires sur le portage Switch de Dead in Viland. Mais la console n'a pas fait explosé le jeu. “Ça reste un jeu de niche, pas forcément optimisé pour la manette. Mais on est quand même satisfait”. Les exemplaires vendus sont beaucoup moins importants que sur PC. Le titre avait été relayé par Big N sur Twitter à l’occasion de la sortie de Super Mario Maker 2 et des défis créatifs réalisés par plusieurs studios.
De leur côté, Aurélien David et JumpHead : Battle4Fun n’ont pas fait l’objet d’une mise en avant particulière de la part de Nintendo. Et le constat est malheureusement plus maussade que pour CCCP. “Les ventes ne sont pas folles” nous raconte-t-il. “J’ai vendu quelques centaines d’exemplaires sur l’eShop américain”. Le cas d'Aurélien est assez particulier. JumpHead : Battle4Fun est un projet débuté en parallèle de ses études et qui a mis cinq ans à voir le jour.
A un moment, il y a eu un certain ras-le-bol. On avait personne pour faire de la communication. Et aujourd’hui, pour réussir sur Switch, il faut avoir ce qu'il faut de ce côté-là - Aurélien David, programmeur et chef de projet sur JumpHead : Battle 4 Fun
Selon Thomas Altenburger, il ne faut maintenant plus s’attendre à des success stories sur la portable de Nintendo à moins d’avoir les reins solides côté marketing. “Quand une nouvelle console arrive, il faut essayer d’être parmi les premiers pour capitaliser sur sa durée de vie” affirme-t-il. L’effet magique de la Switch, qui a transformé des titres comme NeuroVoider en succès commerciaux malgré une communication légère, s’en est allé. Mais il n’y a rien de sorcier derrière tout ça. Si les ventes ne sont pas au rendez-vous, c’est aussi parce que le store de Nintendo n’est pas suffisamment adapté aux milliers de jeux qu’il contient.
La faute à l’eShop ?
Tous les développeurs que nous avons interviewés sont d’accord sur un point : l’eShop est criblé de défauts. Aurélien David n’est pas satisfait des catégories qui mettent parfois en compétition des grosses licences Nintendo avec des jeux bien plus modestes ; Bruno Laverny de CCCP trouve l’option pour trier les titres par genre laborieuse, car cachée “dans un menu dans un menu” ; et Frédéric Coispeau du studio Le Cartel pointe du doigt la manière dont les jeux sont présentés par paquets de neuf dans la catégorie “Offres actuelles”, ce qui n’aide de nouveau pas à dégager les petits des gros titres.
Dans une interview datant de mars 2018, Damon Baker, ancien responsable des relations entre Nintendo et les studios tiers, évoque la refonte de l’eShop. Le but : rendre notamment la recherche de jeux plus facile. “(Les jeux indépendants - ndlr) sont importants pour l’entreprise” avait-il alors affirmé. Il est aujourd’hui compliqué de retracer l’évolution du store avec précision, même si à notre connaissance, l’onglet “Bientôt disponible” n’était pas présent au début. Pour en apprendre plus, nous avons contacté Nintendo. Mais la firme n’a pas voulu s’exprimer sur le sujet.
Les indés ne manquent en tout cas pas d’idées pour donner un second souffle à l’eShop. Lola Guilldou, aka la Développeuse du Dimanche, propose par exemple un fil personnalisé à la Netflix. “Ce qui marche bien en streaming, c’est de rebondir de contenu en contenu” nous explique-t-elle. Car d’après ce que nous avons constaté, l’onglet “Découvrir” de la Switch ne remplit pas cette fonction et présente la même sélection de titres à chacun, sans prendre les précédents achats des joueurs en compte. Plusieurs développeurs ont aussi mentionné l’importance des reviews, pour l'instant absentes de la plateforme. Des avis qui permettraient de passer à autre chose quand un titre n’en vaut pas la peine ou au contraire, faire émerger des pépites qui ne paient pas de mine de prime abord.
Le rêve Nintendo
Mais qu’importent ses défauts à l’heure actuelle, “la Switch reste une bonne machine avec un fort potentiel de vente” affirme Thomas Altenburger. “C’est juste le marché qui a évolué”. Et c’est surtout une machine qui accueille à bras ouverts les indés : les développeurs que nous avons interviewés ont pratiquement tous évoqué des bonnes relations avec les représentants de Nintendo (certains ne pouvaient pas nous en dire plus car ces relations sont gérées par leur éditeur) et ce, qu’importe l’ambition du projet. Tous ont aussi noté la facilité avec laquelle il est possible de porter un jeu sur Switch, grâce à l’architecture de la console capable de gérer Unity, l’Unreal Engine ou Game Maker. Même si des modifications, parfois contraignantes, peuvent surgir.
Enfin, c’est surtout ce que représente la sortie d’un jeu sur une machine Nintendo qui fait tourner la tête des développeurs. “Sortir Puppy Cross sur Switch (son jeu de picross tout récemment sorti sur Steam - ndlr) ? C’est presque un rêve !” nous confie ainsi avec enthousiasme Lola Guilldou. “Mon premier contact avec le jeu vidéo c’était avec Nintendo” ; “De notre côté, la version Switch de Dead in Vinland était notre premier titre console” explique Bruno Laverny de CCCP. “Donc c’était une étape importante”. D’autres développeurs ont évoqué le côté tangible, légitime que l’hybride apporte à leur création. Alexandre Muttoni, second fondateur du studio Le Cartel, formule la chose ainsi : “Tout à coup, tu vois ton objet comme un jeu”.