On s’imagine souvent le développement de jeux vidéo comme une bande de programmeurs avec des cernes qui leur arrive aux chevilles et de la caféine à la place du sang. Et… C’est un peu vrai. Mais ce n’est pas que ça, loin de là. Entre les experts qui sont engagés comme consultants, comme l’historien Maxime Durand, qui a travaillé sur l’un des opus d’Assassin’s Creed, et les nombreux corps de métier qui interviennent lors du développement d’un jeu, il y a de quoi rédiger une flopée de dossiers. Cette fois, on va parler Psychologie et jeux vidéo. Dernièrement, c’est la psychologie qui est à la mode. Que ce soit auprès de studios espérant une recette miracle pour conditionner les joueurs à aimer leur jeu ou dans les médias généralistes, on en parle énormément. Mais quel peut bien être le rôle d’un psychologue qui travaille dans le développement ? Que peut-il apporter en termes de game design ?
Comprendre le cerveau des joueurs… et des développeurs !
Dopamine et formules magiques
Ce n’est pas un secret, le cerveau est un organe complexe, qu’on ne connaît d’ailleurs pas encore si bien que ça. De nombreux processus entrent en action lorsque l’on joue à un jeu vidéo. Aujourd’hui, il est courant que les médias généralistes hurlent au scandale en parlant de notre média préféré : les jeux vidéo abrutissent, rendent accro (le thème de l’addiction, on aime bien, surtout depuis que l’OMS a reconnu l’addiction vidéoludique comme une maladie), ils rendent asocial, et j’en passe.
De plus en plus d’études paraissent autour des effets des écrans et des jeux vidéo sur le cerveau humain, et nombre d’entre elles sont mal interprétées ou souffrent de problèmes de méthodologie : les échantillons de personnes testées sont trop petits, les scientifiques ne sont pas d’accord sur la définition que l’on donne au mot addiction ou encore les journalistes tirent des conclusions hâtives à partir des résultats obtenus. Combien de fois a-t-on vu des présentateurs tenter de faire de l’audimat en plaçant les mots addiction et jeux vidéo dans la bouche de scientifiques qui tentaient d’expliquer les résultats de leurs recherches ? Sans parler des nombreuses fois où ils déforment leur propos…
Avec le succès de Fortnite , les parents paniquent. Leurs enfants jouent trop, ne décrochent pas de leur console et ne parlent que de ça. Le jeu vidéo est un média qu’ils ne comprennent pas ou mal. Les articles, reportages et vidéos dépeignant le jeu vidéo comme un objet optimisé pour hypnotiser et conditionner les joueurs n’aident pas. Les jeux vidéo seraient bien rôdés, chaque élément serait pensé pour provoquer un shot de dopamine (la fameuse hormone du bonheur) au bon moment pour rendre le joueur accro, ce pauvre bonhomme incapable de se défendre face au génie des neuropsychologues qui œuvrent dans l’ombre tels des masterminds. Mais que fait Batman ?
Eh bien première chose : tous les articles sur le sujet de la stimulation des circuits dopaminergiques (qui créent de la dopamine donc) sont de grossières simplifications ou tout simplement faux. Bien que certaines mécaniques de jeu ou éléments de game design puissent en effet entraîner la production de dopamine chez le joueur, ça ne le transformera pas en esclave pavlovien. D’après Yann Leroux, psychologue dans le domaine des game studies (les sciences du jeu), la dopamine générée lors d’une partie de jeu vidéo est anecdotique en comparaison de… disons au hasard, la prise de drogue (comparaison appréciée par beaucoup de journalistes).
Le rôle des psychologues n’est donc pas de créer une armée de joueurs zombies décérébrés, tout ceci est bien plus complexe que ça !
Des développeurs au cerveau défaillant ?
Non, le rôle des psychologues du jeu vidéo est d’expliquer aux développeurs comment fonctionne le cerveau d’un être humain afin d’éviter des erreurs de game design irréparables. Celia Hodent, psychologue qui travaille depuis maintenant plus de dix ans auprès de grands studios, comme Epic Games ou Ubisoft, pour ne citer que ceux-là, explique par exemple que son rôle est de pousser les développeurs à prendre du recul par rapport à leur jeu. Elle s’intéresse donc d’abord au cerveau des développeurs, et non à celui des joueurs.
La première cause de bad moves en game design provient de ce qu’on appelle des biais cognitifs chez les développeurs. Un biais cognitif ? Kesako ? Eh bien, ce n’est pas bien compliqué. Quand on parle de cognition, on parle de la manière dont le cerveau traite ce qu’il perçoit. Un biais cognitif, c’est donc une sorte de distorsion ou « d’erreur » dans la manière d’interpréter ce que l’on perçoit.
La première source de maladresse de game design, c’est le « biais de connaissance ». En effet, les développeurs ont toujours le nez plongé dans leur jeu et le connaissent donc très bien. Ils savent quoi faire et où regarder. Du coup, eh bien… toutes leurs décisions leur paraissent couler de source. Il n’est pas rare d’essayer de guider le joueur en mettant un bouton en surbrillance, une couleur spécifique sur le chemin à suivre (comme la couleur rouge dans Mirror's Edge ) ou en jouant sur la luminosité pour attirer l’attention sur un objet. Cependant, encore une fois, les développeurs savent quoi chercher à l’écran. Il arrive donc parfois que ce qui paraît évident pour eux ne le soit pas pour les joueurs. Ceux-ci se retrouvent alors coincés, leur frustration se fait grandissante, et ils apprécient moins le titre auquel ils jouent.
Psychologie et jeux vidéo : et les joueurs dans tout ça ?
Apprentissage
Les psychologues du jeu vidéo s’intéressent naturellement aussi au cerveau des joueurs. L’une des premières choses à laquelle ils se sont intéressés, ce sont les didacticiels. Comment faire pour s’assurer que le joueur comprenne ce qu’il doit faire, et retienne la manière de le faire ?
Au début des jeux vidéo, les informations se trouvaient dans un manuel. Les touches étaient expliquées au joueur hors contexte, ce qui rendait les jeux assez peu accessibles. Les jeux d’antan semblaient plus compliqués que ceux d’aujourd’hui, il faut peut-être chercher également du côté des tutos pour comprendre le pourquoi de cette difficulté. Au fur et à mesure, les tutoriels ont été intégrés aux jeux. D’abord placés en début de jeu de manière complètement séparées de l’histoire, ils font aujourd’hui souvent partie du jeu lui-même. Eh oui ! On s’est rendu compte que les joueurs avaient besoin de plusieurs choses pour comprendre les contrôles, mais surtout pour les retenir. Il faut savoir que le cerveau n’est pas très bon pour apprendre quelque chose dans un contexte et appliquer ce qu’il vient d’apprendre dans un autre. Un tutoriel en début de partie séparé de l’histoire crée deux contextes : un tuto et une histoire. Cela complique donc l’apprentissage du joueur, en plus de ne pas sembler très naturel.
Alors qu’intégrer le tuto à l’histoire permet d’assurer deux choses indispensables à un apprentissage efficace : un contexte et un but. Les joueurs associent ainsi instantanément des actions à un contexte. Prenons l’exemple des jeux Batman. Le système de combat est particulièrement bien pensé, avec un système de coups, d’esquives et de contres. On vient à bout assez facilement des premiers ennemis, mais on tombe rapidement sur des ennemis armés de bouclier. Le joueur ramasse alors quelques roustes, et le jeu nous apprend à ce moment-là qu’il est possible d’utiliser un mouvement d’esquive pour passer derrière l’opposant et éviter de se prendre le bouclier dans les dents. L’apprentissage se fait alors dans un contexte (le joueur se trouve face à un opposant bien précis) et présente un but (éviter que nos molaires ne restent collées sur le bouclier de l’ennemi). Ensuite, ne reste plus au jeu qu’à répéter l’apparition de ces ennemis à intervalles réguliers pour que le concept s’imprime bien dans le cerveau du joueur.
Et la répétition, c’est important ! Les développeurs doivent pallier ce que l’on appelle dans le jargon le recall deficit, c’est-à-dire le fait que le joueur aura toujours tendance à oublier les mécaniques de jeux auxquelles il ne fait pas assez fréquemment appel. Ainsi, il faudra faire en sorte que le joueur y soit exposé régulièrement. Le meilleur cas de figure serait de répéter cette mécanique dans plusieurs contextes différents afin de s’assurer que le joueur s’adapte à plusieurs types de situations.
Perception de l’échec
La manière de présenter les défis ou les échecs a énormément d’importance. L’être humain est par exemple plutôt mauvais pour évaluer si une situation est injuste ou non, surtout du côté des chances de réussite, par exemple. Si le joueur sait qu’il a 50% de chances de réussir de confectionner une arme, il aura l’impression que cela fonctionnera une fois sur deux. Malheureusement, les statistiques ne fonctionnent pas comme ça. En effet, il est possible de rater 10 tentatives de suite si l’on n’est pas en veine, même avec 50% de chances de réussite. Étant donné que les joueurs ressentiraient cette situation comme profondément injuste, les psychologues conseilleront aux développeurs d’augmenter les probabilités à chaque tentative sans que le joueur ne s’en aperçoive afin d’éviter une situation fâcheuse. Les stratégies du genre sont nombreuses.
Il en va de même pour les échecs de la part du joueur. Bien que la frustration constitue souvent un élément de game design, si elle n’est pas bien amenée, elle peut desservir le plaisir de jeu. Il en existe deux types : la frustration basée sur le challenge, comme celle dans un Dark Souls et qui est généralement considérée comme positive, et la frustration basée sur le design. Le second type de frustration doit être évité à tout prix, sauf dans les cas où elle est vraiment voulue comme dans Doki Doki Literature Club ! . Ce type de frustration est souvent causé par des erreurs de la part des développeurs en matière d’ergonomie, d’équilibrage, etc. Inutile de préciser qu’elle dessert grandement le plaisir de jeu, étant donné qu’elle n’est pas voulue, et sera ressentie également comme injuste.
Pour ne rien arranger, peu importe si cette frustration s’avère anecdotique ou non, les joueurs ne sont pas très doués pour identifier la source d’une frustration ou pour mettre le doigt sur ce qui cloche. Du coup, il est indispensable qu’ils comprennent la raison de leur échec, sinon, il y a beaucoup de chances pour qu’ils rejettent la faute sur le jeu d’une manière générale et qu’ils le trouvent simplement mauvais, et ça, même s’ils perdent à cause d’un manque de compétence de leur part. Il est indispensable de les aider à identifier la source de leurs échecs, sous peine d’en payer le prix lors des reviews des joueurs.
Entretenir la motivation du joueur
Premièrement, qu’est-ce que la motivation ? En psychologie, cela se réfère à ce qui pousse un individu à agir, et dans le milieu du game design, la théorie de la motivation la plus couramment utilisée est celle de la motivation extrinsèque et intrinsèque. Le rôle des psychologues est d’optimiser ces types de motivation.
Motivation intrinsèque
Ce terme barbare se réfère au type de motivation qui « vient de l’intérieur ». C’est-à-dire la motivation qui va trouver sa source, par exemple, dans le plaisir qu’une activité va procurer à la personne motivée. Actuellement, les chercheurs en psychologie pensent qu’il est nécessaire de répondre à trois besoins afin de favoriser ce type de motivation :
1. Le besoin de compétence
En gros, le joueur a besoin de se sentir compétent et dans le contrôle. Prenons l’exemple de Dead Cells , de ce point de vue, il s’agit d’un bijou de game design. Comme l’explique Thomas de la chaine Game Spectrum dans sa vidéo intitulée La fabrication de Dead Cells , beaucoup d’astuces cachées ont été mises en place pour que les « contrôles soient agréables ». Ainsi, Sébastien Bénard, développeur sur Dead Cells explique qu’il n’est pas possible de rater une plateforme de peu, en effet, le personnage est téléporté sur celle-ci sans que le joueur ne le remarque. De temps à autres, lorsqu’un monstre se trouve derrière le joueur, le personnage se retourne automatiquement lors de l’attaque. Il ajoute que tout cela « donne l’impression au joueur d’être en contrôle en permanence », et c’est exactement ça qui répond au besoin de compétence.
2. Le besoin d’autonomie
Ici, il s’agit du besoin des joueurs d’avoir le sentiment de faire des choix importants, de sentir qu’ils participent vraiment à l’histoire grâce à des actions ou des décisions personnelles. C’est d’ailleurs pour cette raison que de nombreux jeux proposent aux joueurs un grand degré de personnalisation, tant du point de vue physique, au moyen d’éditeurs de personnages, par exemple, que du point de vue gameplay en permettant au joueur de personnaliser les compétences de son personnage. Skyrim est un bon élève de ce point de vue. Non seulement le joueur a la possibilité de créer son personnage, mais en plus, il peut vraiment choisir où mettre ses points de compétence et ainsi avoir l’impression de posséder un personnage unique. Le besoin d’autonomie constitue également la raison pour laquelle les développeurs répondent au besoin de compétence de manière cachée et implicite. En effet, les joueurs n’aiment pas avoir l’impression d’être contrôlés, ils aiment avoir l’impression d’être les seuls artisans de leur victoire. Sitôt qu’un joueur remarque qu’il a été aidé, sa victoire aura moins de valeur. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle certains joueurs refusent systématiquement de jouer en mode facile.
3. Le besoin de relation social
Les joueurs aiment être en relation avec d’autres joueurs, qu’il s’agisse d’un rapport de compétition, de collaboration ou autre. C’est pourquoi on trouve de plus en plus de features dans les jeux permettant aux joueurs d’interagir d’une manière ou d’une autre. Dans un jeu multijoueur, ce besoin est souvent rempli de manière presque automatique. Dans des jeux solos, comme Dark Souls, les développeurs ont mis en place un système de messages, dans Devil May Cry, il est parfois possible de voir d’autres joueurs combattre à des endroits bien spécifiques de certains niveaux. Tout ceci fait partie d’une stratégie visant à favoriser la motivation intrinsèque des joueurs.
Motivation extrinsèque
C’est généralement ici que le bât blesse dans les médias généralistes. Optimiser la motivation extrinsèque peut être mal vu, étant donné que cette optimisation est basée sur un système de récompenses données au joueur. Ici, la motivation des joueurs ne concerne plus un plaisir obtenu par l’activité elle-même, mais bien par une récompense obtenue en effectuant ladite activité. Les chercheurs ont remarqué que ces récompenses ont tendance à renforcer l’engagement du joueur, mais que lorsque l’on retire ces récompenses externes, on note une baisse du plaisir de jeu d’une manière générale, ou en tout cas, de la motivation de jouer. Prenons un exemple simple : dans World of Warcraft , au départ, on prend du plaisir dans les combats. On aime se battre contre des mobs, utiliser certains skills, bref, l’activité en elle-même est fun. Si on rajoute les points d’expérience à l’équation, on peut remarquer qu’ils sont une motivation supplémentaire pour le joueur de poutrer du mob. Cependant, pour une raison obscure, une fois que les ennemis ne rapportent plus d’expérience, il devient beaucoup moins fun de les combattre. L’activité en elle-même n’est plus aussi plaisante.
Les psychologues, des magiciens ?
Comme on l’a vu, les psychologues qui travaillent dans le milieu du développement ne sont pas des magiciens, mais plutôt des experts en réactions humaines. Leur rôle est principalement de rendre un jeu fun et fluide, et d’éviter des erreurs de débutants en matière d’apprentissage des mécaniques de jeu. Loin des préjugés que l’on peut lire dans les médias généralistes, ils étudient les rapports entre le joueur et le jeu, et optimisent les interactions pour leur donner autant de valeur que possible aux yeux des utilisateurs.
Cependant, même si ce domaine est à la mode, il est en pleine expansion. Ergonomie, étude de l’attention, de la cognition, de la mémoire ou de l’engagement, Expérience joueur (UX) ou utilisabilité, les sujets auxquels les psychologues s’intéressent en matière de game design sont nombreux. Et au vu de la jeunesse de notre média préféré, ils n’ont pas fini de trouver des manières de nous divertir.