Qui n’a jamais entendu résonner au cours d’un repas animé (souvent en famille ou entre amis) les termes “obsolescence programmée” ? Cette expression qualifie-t-elle une réalité économique fondée ou est-elle seulement une arme de discussion massive larguée lors d’un débat tournant autour des éternels sujets que sont le capitalisme, le consumérisme et autre libéralisme ? La rédaction de jeuxvideo.com s'intéresse au phénomène sur le marché du jeu vidéo.
Mythes & Légendes
Commençons dans un premier temps par clarifier le concept et lui donner une définition. L’obsolescence programmée, expression publiée pour la première fois en 1932 par Bernard London dans l’ouvrage Ending the Depression Through Planned Obsolescence (ou L’obsolescence planifiée pour en finir avec la grande dépression), désigne une “stratégie industrielle visant à programmer une durée de vie limitée à un produit non consommable dans le but d'en augmenter la fréquence de remplacement" (définition de L’Internaute).
Le cas le plus parlant encore aujourd’hui remonterait aux années 20’s lorsque le cartel Phoebus (Philips, Osram et General Electric) aurait réduit de moitié la durée de vie des ampoules à incandescence afin de pousser à la consommation. Nous pourrions également citer le cas des imprimantes limitées à un certain nombre impressions avant de rendre l’âme. A noter que sur le territoire français, cette pratique est considérée comme un délit depuis le vote d’une loi en juillet 2015. Mais cette obsolescence programmée a-t-elle déjà sévi, sévit-elle sur le marché du jeu vidéo ? Si oui, dans quelles proportions ?
Le cycle des machines
Sur le marché du jeu vidéo, l’obsolescence programmée reste la majorité du temps un concept abstrait. Les quelques cas recensés sont isolés, mais agitent fortement l’actualité. En décembre 2017, une mise à jour d’iOS fait débat. Les iPhone de précédentes générations subissent d’importants ralentissements et une perte notable de performances. Apple reconnaît alors brider intentionnellement les anciens appareils… une politique assimilée à de l’obsolescence programmée menant à des poursuites judiciaires notamment aux Etats-Unis et en France, et à un rétropédalage de la société américaine. Malgré les explications et les excuses de Tim Cook (PDG d’Apple), le doute plane toujours au-dessus de cette affaire. Qu’en est-il des smartphones un peu plus lents chaque jour, après chaque update ? Qu’en est-il des batteries des consoles portables perdant leur capacité de charge (trop) rapidement ?
Nombreux sont les joueurs ayant assisté impuissants à la déliquescence des lentilles de la PlayStation 2 et à son incapacité de lire jeux et/ou DVD suite à une utilisation intensive d’une console devenue capricieuse et victime des affres du temps. La 7e génération de consoles n’est pas épargnée. Le RROD (Red Ring Of Death), panne affectant la Xbox 360, et son équivalent sur PlayStation 3 (YLOD pour Yellow Light Of Death) secouent en leur temps la sphère “gaming” et obligent les constructeurs à réagir. Faut-il pour autant considérer ces incidents comme le résultat d’une stratégie économique malhonnête et prêter des intentions délictueuses aux industriels ? C'est à la justice de trancher. Des années après les faits, rien ne corrobore encore l'hypothèse de l’obsolescence programmée dans les affaires citées.
Pourquoi revenir sur ce sujet en cette fin d’année 2019 me direz-vous ? Car ce dernier était il y a peu encore au coeur de l’actualité. Le 5 novembre 2019, UFC-Que Choisir (association française de défense des consommateurs) met en demeure Nintendo et accuse la firme japonaise d’obsolescence programmée dans l’affaire des Joy-Con Drift. Pour résumer, la Nintendo Switch souffre d’un problème récurrent de “mouvements fantômes” du joystick. Déjà dans le collimateur de la justice dans le cadre d’un recours collectif au pays de l’Oncle Sam, l’affaire prend de l’ampleur avec la sortie du modèle “Lite” qui hérite du même problème, malgré des correctifs apportés par le constructeur. Toutefois, la pièce incriminée est toujours présente et c’est probablement ce point qui incite UFC-Que Choisir à partir en croisades.
L’obsolescence programmée est à prouver. Nintendo utilise bon nombre de pièces de la Switch pour assembler la Lite, ce qui d’un point de vue industriel et économique fait totalement sens, apporter plusieurs correctifs afin de parfaire lesdites consoles et gommer certaines imperfections aussi. Attention tout de même aux termes employés. UFC-Que Choisir parle d’obsolescence programmée ce qui implique une volonté de contrôler la durée de vie de la machine et de ses périphériques pour en vendre davantage. Il faudra démontrer, preuves à l’appui, cette intention de réduire celle-ci au détriment des consommateurs. Il existe véritablement un gouffre entre une pratique délictueuse aux yeux de la loi, celle de l’obsolescence programmée, et une dérive née d’une politique économique cherchant à optimiser le retour sur investissement.
Contrat à durée déterminée
Nous nous sommes longuement attardés sur le hardware, mais le software n’est pas pour autant à l’abri de l’obsolescence programmée ou du moins des pratiques similaires. L’avènement du dématérialisé et des boutiques en ligne est à l’origine d’un nouveau phénomène… le délistage. Ce néologisme désigne le retrait d’un élément d’une liste, dans le cas présent un jeu vidéo. Les cas ne manquent pas. Nous pourrions citer DiRT 3 ou encore Dragon Age II supprimés de Steam. La franchise Forza s’en est fait une spécialité. Tour à tour, Forza Motorsport 4, Forza Horizon et Forza Motorsport 5 disparaissent des stores quatre ans après leur sortie respective, la faute à un droit d’exploitation des licences limité dans le temps.
Toutefois, le communiqué de Turn10 n’est pas anodin concernant Forza Motorsport 5. Le studio parle ici de statut de “Fin de vie” ce qui sous-entend une durée de vie connue avant même la sortie dudit jeu. De là à y voir une forme d’obsolescence programmée, nous vous laissons seul juge. Il serait tout de même appréciable de connaître la date de péremption d’un jeu avant de mettre la main à la poche ce qui n’est pas vraiment le cas en 2019. Au-delà de l’impossibilité d’acheter un jeu délisté sur ces boutiques en ligne, les joueurs possédant ce dernier peuvent-ils encore le télécharger ? Si OUI, dans quelles conditions ? Si NON, sont-ils remboursés même partiellement ? Autant de questions qui peinent à trouver une réponse commune et définitive aux yeux des professionnels et de la loi.
Autre sujet, même combat. Les jeux exigeant une connexion internet pour être simplement lancés et les expériences 100% multijoueur nécessitent des serveurs qui finissent par s’éteindre au crépuscule de leur vie. Que ce soit Halo 2 et son service en ligne coupé par Microsoft ou la fermeture des serveurs d’Evolve par 2K Games en septembre 2018… les éditeurs ont droit de vie ou de mort sur leur catalogue au détriment des joueurs qui ne peuvent que constater les dégâts et se tourner vers un autre jeu encore en activité. Le cadre légal entourant ces pratiques ne suffit pas. Mais là encore, il ne s'agit pas d'obsolescence programmée aux yeux de la loi. Une simple obligation d’indiquer la date de fermeture hypothétique des serveurs serait un bon début. Un service en ligne est voué à disparaître, c’est dans sa nature. Requalifier légalement l’acte d’achat en location à durée déterminée ou indéterminée pourrait être une première étape non négligeable.
Les industriels poussent parfois trop loin le curseur de la rentabilité. Les dérives existent et les exemples ne manquent pas comme nous avons pu le voir, mais de là à leur prêter des intentions malhonnêtes… difficile à dire. C’est à la justice de sévir (ou non) et de définir un cadre légal afin de limiter l’obsolescence programmée et les pratiques pouvant y être assimilées. Osons, en guise de conclusion, ouvrir le sujet par le biais de l'auteur André Comte-Sponville et de cette question : le capitalisme est-il moral ?