En amont de la sortie de Death Stranding, nous avons eu l’occasion de rencontrer Hideo Kojima dans le cadre de son "Strand Tour". A travers une interview d’une vingtaine de minutes, nous sommes revenus sur certains éléments du jeu, d'une part, mais aussi sur la philosophie du titre et sur sa conception...
Comment s’est déroulée la collaboration avec la française Lea Seydoux ? A quoi le créatif joue-t-il sur son temps libre ? Quel est l’avenir de la potentielle franchise Death Stranding ? Voilà quelques questions qui ont été posées durant cet entretien avec le papa des Metal Gear, qui sort ici sa toute première licence en indépendant, après un douloureux divorce d’avec Konami, qui éditait ses créations depuis près de 30 ans.
"Tout ce qui est nouveau s'attire forcément certaines critiques négatives"
Casting inégalé, scénario atypique, concept audacieux mais clivant, Death Stranding ne laisse pas indifférent et nous avons commencé cette entrevue en évoquant le fameux déchirement que provoque le jeu auprès du public, scindé entre ceux que le projet intrigue positivement, et ceux qui se braquent face au concept du titre, qui revisite le principe des "quêtes FEDEX". Confiant, car il a probablement réfléchi à cette situation auparavant, Hideo Kojima nous explique qu’il revit là ce qu’il a connu il y a trente ans…
Je pense que beaucoup de gens l'ont oublié mais c'était le même problème avec le concept de jeu d'infiltration, dans lesquels ça tire partout autour de vous mais où vous n'avez pas d'arme et devez éviter la confrontation. A l'époque (ndlr : Metal Gear est sorti en 1987), il y avait beaucoup de retours négatifs. Cependant, après 10 à 20 ans d'existence, c'est devenu un genre, perçu de manière très positive. Tout ce qui est nouveau s'attire forcément certaines critiques négatives. Effectivement, si c'est 100% négatif, je ne veux pas en créer d'autres. Chaque joueur qui a expérimenté quelque chose de nouveau l'a fait avec un peu de crainte. Je pense que c'est une réponse très naturelle.
Il fait par la suite le parallèle avec d’autres créations, notamment dans le cinéma, qui ont un temps été perçues comme inutiles, ennuyeuses, et sont aujourd’hui vues d’un autre oeil par le public :
Regardez les retours à l'époque de 2001 : l'Odyssée de l'Espace, que j'ai adoré. A sa sortie, les gens disaient que c'était ennuyeux, tout le monde s'endormait, les gens ne comprenaient rien. Blade Runner, c'était pareil. Mais regardez ce qu'on en pense aujourd'hui : ce sont des classiques, des films légendaires. C'est toujours pareil lorsqu'il y a de la nouveauté. La différence c'est qu'aujourd'hui, on a les réseaux sociaux, et que les gens qui n'ont pas expérimenté une oeuvre peuvent aussi donner des avis négatifs dessus.
Un jeu "d'auteur" difficile à présenter au public, mais aussi à l'équipe...
De fil en aiguille, nous abordons la question des trailers, jadis focalisés sur des séquences entières, généralement présentées "d’un seul bloc", et désormais remplacés par des mash-up qui dévoilent de multiples petites séquences issues de l’intégralité du titre. Sans preview, sans sessions de test en salon, en amont de sa sortie, Death Stranding est un cas "à part" dans l'industrie :
C'est difficile à expliquer, mais si vous jouez juste 10 ou 15 minutes, vous ne comprendrez pas. Vous devez le jouer jusqu'au bout pour pouvoir avoir un ressenti. Du coup, faire la communication et la promotion, c'est très difficile sur ce jeu.
En ce qui concerne ces fameux trailers diffusés lors des grands événements vidéoludiques entre 2016 et 2019, nous avons souhaité savoir comment leur intégration dans l’histoire avait été pensée, car ils sont systématiquement imbriqués au sein de la trame scénaristique, en tant que cutscene, sans modification ou presque, trois ans plus tard...
A l'E3 2016, j'avais très peu de gens dans l'équipe, et je ne pouvais donc pas créer un trailer trop vaste. J'avais beaucoup d'images en tête et je me suis dit "Quelle serait l'image la plus impactante que je pourrais créer avec cette toute petite équipe ?". J'ai donc pensé "La plage, des crabes, et Norman, nu... (rire)... et quelques baleines !". L'équipe ne peut pas regarder à l'intérieur de mon esprit, donc on a dû recréer cette image-là, ses tonalités, ses couleurs, pour définir ce qu'on voulait pour le trailer de Death Stranding et pour que le concept et l'ambiance du jeu soient clairement perçus par l'équipe.
Quelques mois après le début du projet, Kojima avait déjà prévu d'intégrer cette séquence
Il s’agit donc d’une création plutôt verticale, dans le sens où Hideo Kojima matérialise, avec une partie du staff, des images, des concepts, qui servent ensuite de ligne directrice pour l’intégralité du studio, qui s’affaire alors à développer ces mêmes idées. Nous avons donc voulu savoir si les inspirations “Zelda : Breath of the Wild” et “Dark Souls”, que nous avons pu percevoir en terminant le jeu, venaient de lui oo de membres de son équipe créative. Et la réponse fut assez étonnante...
Vous savez, je ne joue pas aux autres jeux, mais j'ai beaucoup joué par le passé. Je suis très occupé, et je n'ai pas de jeux sur lesquels je veux vraiment me concentrer. Si j'ai du temps, je vais voir des films, je profite de la présence de mes enfants et je lis des livres. Je connais les jeux populaires : j'y joue un petit peu et je vois mon équipe y jouer, mais je n'ai rien que je démarre de zéro et que je termine. Inside était probablement le dernier jeu que j'ai terminé. Cela étant dit, le staff me dit parfois "ça, ça ressemble à du Zelda", "ça ça ressemble à du Dark Souls" donc bien évidemment, j'ai des retours de leur part, mais je ne regarde pas personnellement les autres jeux en détail, parce que si jamais je fais ça, je ne peux pas créer quelque chose de nouveau.
La collaboration avec Léa Seydoux
Enfin, nous avons abordé la coopération avec Léa Seydoux, actrice française qui joue ici le rôle de Fragile.
Nous avons voulu savoir pourquoi et comment cette collaboration était née :
Vous savez, au Japon, il y a beaucoup de films hollywoodiens, mais aussi beaucoup de films français. J'achète souvent des films français, et je suis tombé sur des films où elle jouait. J'ai vraiment voulu l'avoir dans mon jeu. Je l'ai contactée, et elle a décidé de dire “oui”.
Norman et Mads, c'était très facile d'avancer avec eux : je les ai rencontrés, j'ai gagné leur confiance, et ensuite nous avons signé un contrat. J'ai essayé de faire la même chose avec Lea, mais il y a eu la grève du SAG-AFTRA (ndlr : mouvement initié par les comédiens et traducteurs du jeu vidéo entre 2016 et 2017) donc j'ai fait la proposition de contrat et la grève m'a empêché d'avoir une réponse ou d'en discuter. Il y a eu la grève pendant un an, et durant tout ce temps, je n'ai pas pu la rencontrer. Lea est évidemment très occupée et j'ai donc dû faire le scan 3D avec elle à Londres. Elle est ensuite venue à San Diego, dans un studio qu'utilise Ridley Scott, pour faire toute la Performance Capture. On a ensuite fait les doublages.
C'était très difficile de faire concorder nos plannings, mais je me suis beaucoup amusé en travaillant avec elle. Et après le tournage, nous sommes allés dîner, manger des sushis, et on a beaucoup rigolé. C'est quelqu'un d'adorable.
"Une suite sera nécessaire, si les gens apprécient Death Stranding"
Nous terminons l'interview sur une petite note de teasing, puisque nous demandons si le studio a déjà des idées de features pour d'éventuelles suites, un sujet déjà abordé par Hideo Kojima.
Il nous résume donc sa philosophie concernant le "Strand Game" qu'il tente ici d'initier avec Death Stranding :
Je ne peux pas vraiment vous en parler... Mais je veux faire quelque chose de vraiment gros. La même chose qu'avec Metal Gear. Quand j'ai fait une suite à Metal Gear, j'ai fait certaines choses de manière totalement différente. Peut-être que quelqu'un d'autres créera des jeux de ce type (ndlr : le Strand Game) et en fera un genre, mais je pense que oui, une suite sera nécessaire, si les gens apprécient Death Stranding.
Death Stranding est disponible depuis le 8 novembre sur PS4 et sortira en 2020 sur PC