Un marché de l’occasion des jeux numériques est-il possible ? À l’heure où le dématérialisé pèse de plus en plus lourd dans l’industrie du jeu vidéo, de nombreux gamers s’inquiètent de savoir s’il sera encore possible, à l’avenir, d’acheter des jeux d’occasion. Et donc de payer moins cher, puisque c’est évidemment là que réside le cœur du problème. Alors que Valve vient tout juste de perdre un procès historique dans notre pays, de nouvelles solutions doivent dorénavant être envisagés. Mais qu’est-ce qui pourrait bloquer ?
Si les joueurs et joueuses PC ont depuis longtemps pris l’habitude d’acheter leurs jeux vidéo sous forme de clés virtuelles, le physique continue de faire de la résistance sur consoles de salon. Sur Xbox One et PlayStation 4, les jeux en boîte continuent de représenter un peu plus de la moitié des ventes, mais cet équilibre est fragile. Ainsi, dans un rapport financier publié fin juillet dernier, PlayStation indique que 53 % des jeux PS4 vendus sur la période Avril-Juin 2019 étaient des copies numériques. Des oscillations que l’on constate de temps à autre, mais qui suffisent à inquiéter celles et ceux qui profitent du marché de l’occasion pour jouer à moindre prix. Leur plus grande peur ? Que le dématérialisé s’impose définitivement et tue le jeu vendu en boîte ; ce qui sonnerait le glas de l’occasion et empêcherait des millions de gamers d’assouvir leur passion. Un scénario catastrophe qui ne saurait être évité... À moins que de nouvelles solutions soient mises en place, à commencer par la plus évidente : celle de laisser aux consommateurs la possibilité de revendre leurs copies numériques. À ce titre, la victoire de l’UFC Que Choisir sur Valve Corporation devant la justice française, la semaine dernière, pourrait incarner le début d’un véritable tournant. Encore faut-il que la législation s’adapte, partout dans le monde, et que l’industrie consente à s’y plier.
Techniquement possible
Évidemment, lorsque l’on évoque l’idée de mettre en place un marché de l’occasion pour les jeux dématérialisés, la première problématique qui est soulevée est celle de la faisabilité de la chose. Un jeu physique, il est aisé de le revendre : on peut aller directement en boutique (Micromania, Fnac, Cash Converters...), passer par la vente en ligne (LeBonCoin, eBay…) ou simplement s’arranger avec un copain. Mais dans le cas d’un jeu dématérialisé, auquel on a pu avoir en utilisant une clé à usage unique ? Cela paraît plus compliqué, tout du moins pour le grand public. De leur côté, les géants du jeu vidéo pourraient mettre en place de nombreuses solutions et certaines existent déjà. C’est notamment le cas de Robot Cache, une nouvelle plate-forme de vente de jeux dématérialisés lancée en 2018. Le concept de Robot Cache est finalement assez simple : le joueur peut y acheter les titres qu’il souhaite, mais aussi se servir de la plate-forme pour revendre les jeux qu’il y a achetés. Robot Cache garde 5 % de la transaction pour lui (20 à 25 % chez Steam, en fonction des conditions ; 12 % chez Epic) ; au moment de la revente, 70 % des gains générés reviendront aux développeurs, 25 % au joueur et 5 % à la plate-forme. Pour le consommateur, cela est toujours moins arrangeant que la revente d’un jeu physique, mais l’existence même de Robot Cache (ou d’Arkade.co dans une moindre mesure) prouve que techniquement, un marché de l’occasion du dématérialisé est possible. D’autant que Robot Cache pousse le concept plus loin, puisqu’il fonctionne sur la technologie blockchain et permet à ses utilisateurs de miner une cryptomonnaie qui peut être utilisée lors des transactions. Mais, dans l’état actuel des choses, le cas est assez isolé.
Valve Vs UFC Que Choisir : une défaite historique ?
En revanche, les choses pourraient être amenées à évoluer rapidement dans les mois et années à venir, et c’est la décision d’un juge français qui pourrait faire effet domino. Jeudi 19 septembre 2019, on apprenait que l’UFC Que Choisir, première association de défense des consommateurs en France, avait remporté le procès qu’elle avait intenté à Valve Corporation, l’éditeur de Steam. Un procès entamé il y a presque quatre ans maintenant, par lequel l’association voulait obliger Valve à reconnaître le droit de ses utilisateurs à revendre les jeux -dématérialisés- achetés sur la plate-forme. Ce jugement ne concerne que la France, mais d’autres pays pourraient être tentés de s’aligner sur la décision de la justice française. Car jusque là, pour tout le monde, au moins dans l’Union Européenne, le droit était imprécis sur la question. En 2017, en se basant sur les textes de loi de l’UE, la Ministre de la Culture Audrey Azoulay répondait à une question du député Jean-Louis Gagnaire et rejetait l’idée que l’on puisse revendre des jeux vidéo dématérialisés, au prétexte qu’il ne s’agit pas de simples logiciels. Le procès qui a opposé l’UFC Que Choisir à Valve a permis de régler définitivement la question. Voilà pourquoi Laurie Liddel, juriste pour l’association, expliquait dans une interview accordée à Julien Chièze (ex rédacteur-en-chef de Gameblog.fr) qu’il s’agissait d’une grande première, et qu’elle pourrait avoir un véritable impact à long terme. Sur la vie des gamers bien évidemment, mais aussi sur tout le business-model de Valve.
C'est une première, parce qu'avant, on n'avait aucune décision qui traitait réellement de la question. On avait plusieurs jurisprudences qui pouvaient considérer un jeu vidéo comme étant en partie un logiciel, mais c'est vrai qu'on n'avait pas vraiment de décision sur le fait que l'on puisse ou pas les revendre. En l’occurrence, c'est vrai que Steam avait une clause qui était très claire sur la question, dans laquelle ils interdisaient très nettement la revente des jeux achetés via leur plate-forme. Et du coup, c'était l'occasion de faire évoluer le droit en ce sens. Donc on a vraiment essayé d'étoffer cet argument juridique, et effectivement les juges nous ont suivis, c'est vraiment une victoire pour les gamers, sur ce point, puisque maintenant, ce jugement va pouvoir essayer de faire évoluer la situation, et en tout cas, c'est une première victoire.
Mais comme l’explique Mme Liddel, cette décision ne concerne pas uniquement Valve puisque c’est tout un pan du droit français qui vient subitement d’être mis à jour par cette décision. Si certaines interrogations persistaient, ce n’est désormais plus le cas.
Le débat tournait autour du fait si on avait vraiment une vente d'un logiciel, ou pas. C'est-à-dire que la réglementation nous dit que si on a une première vente au sein de l'Union Européenne, dans ce cas-là on ne peut pas s'opposer à la revente de l'exemplaire qu'on a acheté. Le problème, c'est que, en l’occurrence, indiquait que son modèle économique était plutôt basé sur des licences d'utilisation, sur ce qu'ils appellent des abonnements ou des souscriptions, plutôt que sur un transfert de propriété. Donc sur le fait qu'on vendait réellement un logiciel. Le juge a tranché et a dit clairement que la licence d'utilisation pour laquelle on va payer le tout, en avance, ça correspond en fait à une vente. C'est une vente. Et donc si c'est une vente, à ce moment-là, on a une première vente au sein de l'Union Européenne, et donc on ne peut pas s'opposer à la revente de cet achat.
La conséquence, c’est que cette décision crée un précédent qui permettra à l’UFC Que Choisir de s’attaquer à d’autres boutiques en ligne, à commencer par le PlayStation Store de Sony, le Microsoft Store de Xbox, ou l’eShop de Nintendo, pour ne citer qu’eux. À terme, tous les éditeurs de plates-formes de vente de jeux dématérialisés pourraient être obligés de reconnaître le droit des joueurs à revendre leurs jeux. Et forcément, ça ne fait les affaires de tout le monde.
L’éternel combat des éditeurs contre l’occasion
Car si jamais il y avait blocage, il ne serait ni technique ni légal. Il faut dire que les éditeurs de jeux vidéo, ils aiment bien ça, le dématérialisé : il leur permet d’avoir un contrôle total sur leurs produits, et surtout de lutter contre leur plus grand ennemi, le marché de l’occasion. Un marché qui leur fait perdre de l’argent et sur lequel ils n’ont aucun contrôle réel. Alors, à un moment où à un autre, tous les grands noms de l’industrie y sont allés de leur petite tentative, sans jamais trouver le succès espéré. C’est sans doute Sony qui, le premier, a cherché une solution. Et ce très tôt. Il faut dire que l’entreprise japonaise connaissait déjà bien le problème puisqu’elle a également un pied dans l’industrie de la musique ; dans le milieu des années 2000, Sony avait ainsi protégé ses CD contre la copie en mettant en place un système anticopie… qui lui-même dissimulait un rootkit, un genre de petit virus apportant des modifications au système d’exploitation de l’ordinateur, au moment de la lecture du CD. Évidemment, il est interdit d’apporter des modifications à un OS sans en prévenir son utilisateur, et Microsoft avait fini par réagir en traitant ce rootkit comme un vulgaire malware, obligeant Sony à faire marche arrière. Sur ce terrain-là en tout cas, puisque qu’en 2009, le constructeur japonais lançait la PSP Go, une PSP pensée uniquement pour le dématérialisé. Sans succès, là encore, mais pas de quoi le décourager puisqu’en 2012, Sony dépose un mystérieux brevet : celui-ci présente une technologie logicielle permettant d’associer un jeu à un compte utilisateur, voire à une seule et même machine, afin de le rendre inutilisable ailleurs. Et forcément, avec l’arrivée prochaine des consoles de 8ème génération, les joueurs s’en inquiétent. Comme chacun sait, par la suite, Microsoft présentera un concept similaire pour sa Xbox One et devant les réactions des joueurs, Sony fit machine arrière ; Microsoft lui emboîtera le pas, quelques semaines plus tard.
Mais les deux constructeurs ne sont pas les seuls à faire la guerre à l’occasion. Les grands éditeurs, comme Activision, Ubisoft, Take-Two ou Electronic Arts ont tous essayé de lutter contre cette pratique, à des degrés divers. On pense bien évidemment au fameux Pass Online d’Electronic Arts, mais l’élément le plus évident, c’est sans doute la soudaine tentation du multijoueur online. Dans la fin des années 2000, de nombreux titres (Uncharted 2 : Among Thieves, Assassin's Creed : Brotherhood...) ont été dotés de modes de jeu en ligne, et ce parfois à la grande surprise des joueurs. Pourtant, côté éditeurs, la logique est imparable : un jeu purement solo se termine vite et surtout se revend vite. Pourquoi le conserver, une fois qu’il a été terminé ? À l’inverse, avec un multijoueur connecté, le gamer est plus facilement tenté de revenir sur le jeu et donc de le garder dans sa ludothèque. L’idée ici est très simple : il s’agit d’assécher les bacs d’occasion et donc d'obliger les gamers à acheter des jeux neufs.
Alors, se demandera-t-on, comment les éditeurs, qui proposent désormais tous ou presque une plate-forme d’achat en ligne, pourraient se résoudre à accepter la décision de justice, prise en France jeudi dernier ? En 2016, Microsoft avait manifestement caressé du bout de l’index l’idée de permettre la revente de jeux Xbox, si l’on en croit un sondage envoyé à l’époque à un échantillon de propriétaires de Xbox One. Mais si projet il y avait, il n’est jamais allé plus loin. Dans l’immédiat, tout le monde aura probablement les yeux rivés sur la France, puisque l’UFC Que Choisir n’en a pas fini avec Valve : l’éditeur de Steam entend bien faire appel et la procédure devrait traîner encore quelques années. Mais d’autres pays pourraient très bien suivre l’exemple français et forcer, petit à petit, les éditeurs de jeux vidéo à autoriser la revente de jeux dématérialisés.
Dans le cadre de la réalisation de cet article, nous avons contacté à la fois PlayStation et Xbox, afin de les interroger et de recueillir leurs réactions sur le jugement prononcé à l'encontre de Valve Corporation. Xbox a choisi de ne pas faire de commentaire. Nous sommes toujours dans l'attente d'une réponse de la part de PlayStation, et mettrons à jour cet article si nécessaire..