Le mercredi 5 juin 2019, le SNJV (Syndicat National du Jeu Vidéo) a annoncé la création de l'Académie des Arts et Techniques du Jeu Vidéo, chargée de décerner des trophées, baptisés les « Pégases », aux différents acteurs de l'industrie. Cette distinction permettra de remettre officiellement 19 statuettes destinées à récompenser – entre autres – les meilleures créations françaises et également à promouvoir le jeu vidéo comme pilier majeur de l'industrie du divertissement de notre époque. Est-ce que cette initiative sera pérenne et sera-t-elle la cérémonie qui permettra de faire autorité en France ?
Une pluralité de récompenses sans consensus ni harmonie
Assez paradoxalement, les jeux vidéo, comme de nombreux autres produits culturels, pleuvent régulièrement sous les récompenses. La presse spécialisée, notamment, décerne une grande quantité de prix au rythme des salons, qui offrent des médailles dans un cadre temporel plus restreint, et bien entendu en fin d'année, afin d'attribuer les bons points aux titres ayant marqué l'année écoulée. Mais ces différentes récompenses ont pour principal défaut de manquer d'harmonie. Les catégories diffèrent d'un média à l'autre, les sensibilités varient et le verdict s'adresse avant tout aux lecteurs, auditeurs ou audience du site-jury, lorsque le public n'est pas concerté. Par ailleurs, la remise des prix ratisse à l'international et sa vocation est davantage de mettre en avant la crème de l'ensemble de la production vidéoludique que les talents hexagonaux en particulier.
En outre, la médiatisation de ces remises de prix n'a qu'un retentissement faible si on la compare à l'échelle de ce qu'est devenu le jeu vidéo aujourd'hui qui génère, selon le centre de réflexion Idate, 110 milliards d'euros de chiffre d'affaire à l'année. Aujourd'hui, la cérémonie la plus médiatisée est celle des Video Game Awards, qui ressemble désormais davantage à une conférence destinée à annoncer des jeux qu'à une remise de récompenses en bonne et due forme. Et là encore, la résonnance de cet événement n'atteint pas les médias généralistes et donc le grand public, puisqu'elle n'est couverte, en France du moins, que par les sites spécialisés.
Un format qui se cherche depuis longtemps
Dans l'hexagone, la tentative d'institutionnalisation des remises de prix n'en est pas à son coup d'essai. La magasine français Tilt avait fondé les « Tilts d'or », qui ont fait leur chemin jusqu'à une diffusion sur le service public dans le cadre de « La Nuit des Jeux Video » en 1993, ce qui n'a pas suffi à assurer sa pérennité. Plusieurs essais infructueux se sont succédé jusqu'aux Ping Awards, nés en 2013 sous l'impulsion de Philippe Ulrich (créateur de jeu vidéo) d'Emmanuel Forsans (fondateur de l'Agence Française pour le Jeu Vidéo) et de Capital Games, et qui visent, eux, à récompenser la production hexagonale. Encore en activité aujourd'hui, les Ping Awards souffrent cependant de leur calendrier. Effectivement, la tenue de l'événement intervient en général courant octobre et interdit donc la prise en compte des sorties, souvent nombreuses et impactantes, des jeux vidéo en novembre et en décembre.
Le constat est donc amer. Le César récompense le cinéma français, le Molière anoblit le théâtre hexagonal, la littérature a chaque année son Goncourt et les Victoires de la Musique mettent en lumière les artistes francophones. À l'heure où le jeu vidéo n'est plus un hobby réservé à une frange limitée de la population et qu'il s'invite dans le quotidien de tous, où se trouvent les récompensent académiques destinées à rendre justice à ce divertissement qui, selon les dires de Lévan Sardjevéladzé (Président du SNJV), occupe au moins occasionnellement 74% des français ? En outre, l'hexagone n'est plus un outsider dans la course à l'internationalisation du média, comme l'a par exemple prouvé le très bon A Plague Tale, ou, plus tôt, Life is Strange, et même Ubisoft, entreprise française devenue actrice incontournable et mondiale du secteur, comme le rappellent les représentants du SNJV :
Les joueurs ignorent souvent que certaines des meilleures productions sont créées en France et que les studios de production sont parmi les plus reconnus dans le monde. L’Académie des Arts et Techniques du Jeu Vidéo met en valeur ces talents et ces créations et donnera à comprendre nos métiers et la façon dont les œuvres sont créées. Davy Chadwick, Vice-président du SNJV en charge de l’Académie
Le Jeu Vidéo est aujourd'hui la première industrie culturelle. Au-delà des chiffres, de la valeur et des emplois créés, ce qui se joue ici c'est une partie de l'imaginaire, de la culture, des modes d'expression artistique de la France de demain", Lévan Sardjevéladzé, Président du SNJV
Récompenser et faire rayonner le jeu vidéo français
Afin d'accorder au jeu vidéo Made in France la place et la lumière qu'il mérite, le SNJV a donc officialisé le lancement en 2020 des Pégases. L'initiative cherche à combler plusieurs vides : elle vise à concentrer ses récompenses sur les jeux locaux, sera composée d'un vaste panel d'experts aux profils très variés et a vocation à être largement médiatisée puisqu'une couverture télévisuelle est d'ores et déjà au programme.
La liste des 19 prix a été annoncée. 16 trophées seront attribués aux créateurs et créatrices français et les 3 autres récompenseront les jeux internationaux.
- Meilleur Jeu
- Meilleur jeu indépendant
- Meilleur jeu mobile
- Meilleur premier jeu
- Meilleur jeu étudiant
- Meilleur jeu à message
- Excellence visuelle
- Meilleur univers sonore
- Meilleur Game Design
- Meilleur univers de jeu
- Meilleur personnage
- Meilleur service d'exploitation (« game-as-a-service »)
- Meilleur esportif ou équipe esportive
- Meilleur influenceur
- Prix d'honneur (pour l'ensemble de son oeuvre)
- Meilleur jeu étranger
- Meilleur jeu indépendant étranger
- Meilleur jeu mobile étranger
Le SNJV a donc pris le parti d'éviter la récurrente classification par genre ou par plate-forme. Exit donc, les traditionnels « Meilleur jeu PC » ou « Meilleur RPG » et bienvenue à des catégories plus ouvertes qui ont pour mérite de s'attarder sur des points précis d'un jeu sans pour autant en juger la globalité. Malgré tout, ces catégories pourraient inclure une multitude de jeux. Le meilleur jeu indépendant pourrait tout aussi bien être le plus brillant en termes de message véhiculé, de game design, de personnage et d'univers sonore. La catégorie « Meilleur Influenceur » quant à elle, fait grincer quelques dents en ce qu'elle sort du cadre de la récompense du jeu vidéo pour distinguer celui ou celle qui le promeut, tandis que la section « Jeu à message » est encore un peu floue et semble exclure que tout jeu vidéo puisse être ludique en plus d'avoir une portée philosophique. Cependant, Davy Chadwick s'est exprimé à ce propos dans notre journal (interview en bas d'article), reconnu ces problèmes et notamment que l'intitulé "influenceur" prêtait à confusion et qu'un prix du "meilleur créateur de contenu" serait plus approprié pour récompenser la créativité d'un vidéaste. Concernant le Meilleur jeu à message, il précise :
Pour le jeu à message, c'est à l'éditeur, au développeur, à l'ayant-droit du jeu de le soumettre dans cette catégorie. Si quelqu'un fait un jeu de foot féminin et qu'il estime qu'il y a un message derrière, il peut le proposer et ce sera aux académiciens, en fonction de critères plutôt ouverts, de dire "effectivement, il y a un message important". Ce n'est pas obligatoirement narratif, ça peut être n'importe quel type de jeu.
Quoi qu'il en soit, et dans un souci de transparence, de plus amples précisions seront communiquées pour mieux dessiner auprès du public les contours des catégories. Il convient d'ailleurs de souligner que les différentes sections seront amenées à évoluer en fonction des réalités du marché.
Tous les ans, notre comité exécutif fera évoluer les prix et les critères, il faut s'adapter. Par exemple, nous n'avons pas mis de jeu en réalité virtuelle, car nous avons trouvé que ça ne touchait pas assez de monde, mais peut-être que l'année prochaine nous reviendrons là-dessus.
Outre la question de ces catégories se pose celle des votes. L'Académie des Arts et Techniques du Jeu Vidéo sera naturellement composée d'Académiciens qui ne seront pas désignés d'une manière arbitraire par un quelconque collectif, mais qui peuvent au contraire soumettre librement leur candidature à cette adresse. Les académiciens seront répartis à travers 5 collèges différents, un par corps de métier (que la profession soit exercée en tant que salarié ou en tant qu'indépendant), à savoir : Technologie / Image et Son / Design / Management / Édition et Support. Un sixième collège honoraire sera quant à lui constitué de professions gravitant autour du jeu vidéo. Journalistes, enseignants ou influenceurs seront ainsi réunis dans ce collège. À l'heure où nous écrivons ces lignes, 600 professionnels ont déjà rejoint les rangs de l'Académie qui se fixe pour objectif d'atteindre un effectif de 1000 personnes d'ici la fin de l'année.
Le rôle de ces différents protagonistes sera d'élire les jeux nommés dans les catégories énoncées plus haut. Cependant, et étonnament, ce seront les académiciens eux-mêmes qui soumettront les jeux par catégorie (en fonction de leur domaine professionnel) et qui voteront pour eux. Se pose alors la question de la transparence d'une institution qui serait juge et partie. A cette question, c'est la logique du nombre qui a été avancée par Davy Chadwick, expliquant que la présence de 1.000 académiciens répartis en différents collèges suffit à assurer des votes harmonieux et non faussés.
Si vous faites un jeu indépendant et que vous soumettez votre jeu, vous aurez 999 autres personnes suceptibles de ne pas voter pour vous. Nous allons vérifier que la catégorie dans laquelle une personne s'est mise fasse sens, notre comité s'assurera que les personnes voulant être académicienne soient dans la bonne catégorie au même titre que les jeux.
Mais comment ce panel d'académicien évaluera les jeux ? Regarder une sélection de films pour un festival de Cannes est assurément moins chronophage que de tester de nombreux jeux à la durée de vie parfois conséquente. L'Académie compte sur l'expertise de son panel pour appréhender au mieux et le plus objectivement possible les titres qui lui seront soumis.
C'est l'une de nos problématiques. (...) Tous les jeux ne seront pas finis par tous les académiciens. Mais nous partons sur la confiance envers ces gens qui sont des professionnels et donc des joueurs par définition, ces gens connaissent le jeu vidéo. Si je prends l'exemple de Dead Cells, qui est un super jeu, si vous y jouez environ 3 heures, vous voyez très rapidement que c'est un titre assez incroyable.
Enfin un vrai coup de projecteur pour les studios ?
Concrètement, l'arrivée des pégases pourrait-elle véritablement procurer au jeu vidéo en général et à la production française en particulier le coup de projecteur qu'il mérite auprès du grand public ? Tout dépendra de la pérennité et de la portée de la diffusion des Pégases. Si, par exemple, une chaîne du service public optait pour une diffusion en première partie de soirée, comme c'est le cas, par exemple, des Victoires de la Musique ou des Césars, le retentissement pourrait être conséquent. A l'heure actuelle, le SNJV nous a affirmé que les discussion avec différentes chaînes sont actuellement en cours, sans pour autant pouvoir nous préciser leur finalité. Cependant, la musique ou le cinéma touchent un public nettement plus large et éclectique que le jeu vidéo, et en dépit des affirmations selon lesquelles ce dernier serait la première industrie du divertissement en France, il ne faut cependant pas confondre chiffre d'affaires et portée réelle. Obtenir un créneau de diffusion aussi important pour un domaine qui fait parfois encore office de bête curieuse auprès d'une bonne partie de la population sera sans doute un défi difficile à relever. En revanche, en cas de succès, le jeu vidéo pourrait sortir de son carcan et inviter les investisseurs non initiés à être plus enclins à placer leur trésorerie dans l'industrie.
De leur côté, les studios pourraient gagner à cette nouvelle exposition. En termes de ventes pures, difficile d'affirmer qu'une récompense donne une impulsion nouvelle aux ventes, tout juste peut-elle influencer la décision d'achat entre deux jeux du même type, un utilisateur étant naturellement plus enclin à opter pour un titre récompensé que pour un autre confidentiel. Le constat n'est certes pas vrai pour toute l'industrie culturelle, un prix Goncourt, par exemple, se hisse souvent en tête des ventes, un film oscarisé également, mais un César du meilleur film ne signifie pas pour autant une ruée dans les salles obscures. Pour le jeu vidéo, habitué à crouler sous les récompenses diverses et variées, les ventes ne connaissent pas nécessairement d'envolée suite à un award, quelle que soit sa portée. Cependant, pour les studios modestes, cette mise en lumière peut-être plus que profitable, comme nous l'explique David Elahee, développeur pour le studio indépendant Headbang Club, qui a donné naissance au très bon jeu de rythme Double Kick Heroes. Le titre a d'ailleurs été deux fois récompensé aux Ping Awards.
Pour demander des financements, ça simplifie beaucoup les choses en fait, ça permet d’avoir des arguments objectifs et tangibles pour convaincre banquier-e-s et chargé-e-s de mission qui vont te filer du blé. Ça permet aussi de convaincre des partenaires que tu es crédible et sérieux. Côté vente, ça fait bien dans le trailer, ça ne convainc personne, mais ça peut faire ce petit plus qui fera passer de “je vais acheter le jeu un beau jour/en solde” à “je l'achète maintenant pour les soutenir”. C’est pas énorme, mais tout compte dans ce métier.
Le principal reproche qui a été parfois dressé à l'encontre de certaines tentatives de remises de prix a été de ne récompenser que les AAA, ou du moins les jeux déjà suffisamment solides pour ne pas avoir spécialement besoin d'un coup de projecteur supplémentaire. Si les catégories choisies par l'Académie permettent de mettre davantage en avant un point spécifique des différentes productions et donc d'inclure les projets plus modestes, il se pourrait que malgré tout, les jeux récompensés soient ceux façonnés par des studios bien établis. Une crainte que ne partage pas David Elahee qui apporte un avis plus nuancé.
Les Pégases sont un travail de longue haleine du SNJV et aussi des associations régionales de soutien aux jeux vidéo. Ces asso sont composées très majoritairement de studio indés. Le listing des récompenses est assez exhaustif et puis il n'y a pas tant de AA/AAA que ça en France. Et au pire, les organisateurs sont plutôt réceptifs donc je ne suis pas inquiet du tout sur ce sujet.
Mon sujet de préoccupation premier, c’est plus que je trouve que la forme est un peu grandiloquente et insuffisamment ouverte à la diversité, mais il semble qu’ils y travaillent. En tout cas, ça me parait urgent que le logo Women In Games trône sur le site avec des intitulés moins 1870 que “Les Académiciens”. Hey ho welcome en 2019, allô !
La forme pourrait effectivement paraître un peu désuète, mais il semble aussi important d'abonder dans le sens des habitudes de consommation et donc de proposer à un auditoire étendu ce qu'il est accoutumé à voir, et une cérémonie officielle semble donc être tout indiquée,. Mais c'est également la longévité qui force la crédibilité et il sera nécessaire de marquer les esprits au coup d'envoi de la cérémonie en 2020 pour pouvoir réitérer l'événement dans les années à venir. Julien Villedieu, délégué général du SNJV affirme que les Pégases ne devraient pas trop verser dans le cérémonieux :
Avec notre cérémonie, nous souhaitons conserver l’ADN du jeu vidéo tout en le mettant en valeur. On veut quelque chose de fun, d’interactif mais qui sait aussi garder un côté sobre.
La perspective d'une institutionnalisation des récompenses du jeu vidéo ne peut en tout les cas pas être négative pour le jeu vidéo, et du côté développeur, David Elahee avance :
En fait je suis très neutre, je suis content pour celles et ceux qui gagneront, content pour le medium qu’il progresse, et si ça fait un nouveau joujou sur les étagères des gens qui font la fierté de notre medium, PERFECT.