Première étape obligée de ce voyage en milieu linuxien : un petit cours d’histoire. Évidemment, ce n’est pas ce qu’il y a de plus sexy comme entrée en matière (à l’image de l’OS, diront certaines mauvaises langues). Mais pour bien comprendre les raisons du positivisme des joueurs Linux, il convient de revenir sur la courbe d’évolution du système, d’un point de vue vidéoludique.
Certains se souviennent sans doute encore avec un pincement au cœur de ce jour où ils se sont laissés convaincre d’abandonner leur Amiga ou leur Atari, pour un PC, au début des années 90. Par ce mouvement, ce n’est pas seulement une architecture matérielle plus ouverte que les joueurs ont fait entrer dans leur quotidien, c’est également un système d’exploitation : Windows. Les premières moutures de l’OS de Microsoft restaient certes sommaires en matière de support de jeu, peu de titres étant véritablement compatibles nativement avec la plateforme, qui continuait de passer par MS-DOS dans de nombreux cas. Pour autant, des années 95 à 2000, les améliorations se sont succédé, confirmant le poids de l’OS auprès du grand public.
À cette même époque, Linux n'avait pas ce souci, puisqu'il n'était encore qu'un projet étudiant. Un projet qui avance lentement mais surement, à tel point qu’à l'approche des années 2000, Linux se permet de mettre Unix à la marge, sur le marché des serveurs. Toutefois, il reste encore très confidentiel en tant que système embarqué sur des PC de bureau. Une confidentialité qui n’empêche pas l'entreprise Loki de lancer ce qui semble être le premier exemple notable de jeu commercial pour ce système, avec le portage de Myth 2 en 1998. Des titres comme Quake III, Soldier of Fortune, Rune, Unreal Tournament ou encore SimCity 3000 vont suivre entre 1999 et 2001, date à laquelle l'aventure vire malheureusement au naufrage, faute de participants. Un premier essai qui avait de quoi refroidir les développeurs les plus enthousiastes, il est vrai.
Le jeu sur Linux va alors passer par une phase de lente progression qui reposera essentiellement sur l'émulation et le développement de Wine, implémentation libre de l'API Windows (et ce, même si techniquement parlant, Wine n’est pas un émulateur - voir notre encadré). L’interface se paie même parfois le luxe de faire tourner des jeux que les nouvelles versions de Windows ne supportent plus à leur sortie, par manque de rétrocompatibilité. Par ailleurs, des initiatives comme PlayOnLinux ou CrossOver se développent et s’emploient à faciliter l’installation et l’utilisation de Wine, dont la maitrise peut parfois demander une certaine… motivation, quand ça ne tourne pas à l'opiniâtreté.
En parallèle, la communauté produit aussi quelques jeux libres, qui rivalisent toutefois rarement avec les jeux commerciaux. Enfin, de façon anecdotique, certains titres continuent d’être adaptés en natif, notamment grâce à des studios comme LGP (Shadowgrounds en 2009, Postal 2), ou ID Software (Quake 4, Doom 3 en 2005). De son côté, Icculus, un ancien membre de Loki, s'est penché sur les portages de l’étonnant Prey ou de Medal of Honor. L’un dans l’autre, la situation est loin d’être idéale, et n’est évidemment en rien comparable à l’évolution exponentielle que connaissent parallèlement Windows et Direct3D, mais elle devient suffisamment attractive pour certains joueurs en phase avec l’environnement, pour qu’ils suppriment leur embarrassante partition Windows.
Du confidentiel à l'exponentiel
Finalement, il faudra patienter jusqu’en 2010 pour que le jeu Linux trouve enfin les deux piliers qui vont le porter pour les années suivantes. Le premier se nommera Humble Indie Bundle, et débarquera un beau matin de mai. Sa particularité : proposer une série de jeux à un prix fixé par l’acheteur, jeux qui seront par ailleurs sans DRM et multi plateformes, comprenez, compatible Windows, MacOS et Linux. Et sur cette dernière plateforme, l’opération se révèle être un franc succès, puisque les utilisateurs Linux vont représenter 25% des revenus de la première offre lancée, tandis qu’en parallèle, ils sont ceux qui auront versé les plus gros montants d’achat, en moyenne. Bien entendu, l’influence financière des joueurs Linux variera par la suite, selon les bundles (allant jusqu’à descendre autour des 5% parfois), mais l’OS, jusqu'ici considéré au mieux comme un système de développeurs barbus anti jeux vidéo, trouve une certaine viabilité économique en la matière, à tel point que les responsables de Humble Bundle vont eux-mêmes subventionner des développeurs, afin qu’ils adaptent plus de jeux, et augmentent ainsi l’offre qu’il leur sera possible de déployer par la suite.
Le second grand pas en avant de l’univers Linux vers celui du jeu vidéo interviendra avec la sortie officielle d’un client Steam pour l’environnement libre. Un client qui se sera fait désirer, puisque les rumeurs sur son existence ont commencé à apparaître plusieurs années avant sa confirmation officielle, en juillet 2012. Ce faisant, Valve en profite pour annoncer que ses équipes travaillent sur une version Linux de Left 4 Dead 2, dont les zombies seraient d’ores et déjà 16% plus véloces que sous Windows. Après la viabilité financière de la plateforme, Valve démontre, s’il en était besoin, sa viabilité technique : les performances des pilotes Linux / OpenGL (Valve ayant collaboré avec NVIDIA sur ce projet) ont le potentiel de faire jeu égal avec les couples Windows / Direct 3D.
Finalement, le client Steam Linux sort officiellement en février 2013, porté par des annonces récurrentes en première page du magasin, invitant les utilisateurs à tester Ubuntu. Devant les promesses d’une large diffusion, le mouvement ne tarde pas à faire écho chez les développeurs, et le nombre de titres disponibles progresse comme jamais : 50 jeux au lancement, près de 350 un an plus tard, et environ un millier après deux ans de fonctionnement. Finalement, en moins de 3 ans, le nombre de jeux compatibles Linux est passé du quasi-néant à presque 2000, soit un quart du catalogue Steam Windows et les deux tiers du catalogue MacOs. Et quoi que la grande majorité des éditeurs d’envergure boudent encore ce système, et traînent à y adapter leurs jeux les plus prestigieux, le catalogue dont on parle n’en dispose pas moins de titres populaires : ainsi, sur les 10 jeux les plus joués sur Steam début 2016, 8 sont disponibles pour Linux. Citons par exemple Dota 2, Civilization V, ARK : Survival Evolved, FM 2016, ou CS : GO. Si l'on pousse le classement jusqu'aux 30 jeux les plus joués, les deux tiers sont disponibles sur Linux.
Évidemment, malgré cette évolution très positive des choses, on peut comprendre que le joueur habitué à l’opulence du catalogue Windows continue de trouver un goût de trop peu à la situation du jeu sous Linux… Mais parallèlement, et considérant ce qu’ils ont connu entre 2000 et 2012, on peut maintenant facilement comprendre l’attitude des joueurs Linux, qui ont l’impression de vivre un Noël permanent depuis trois ans, puisqu’objectivement, c’est bel et bien le cas. Maintenant, toute la question est de savoir si l’univers Linux peut maintenir cette fulgurante progression, ou s’il a atteint le haut de sa courbe de croissance… Sur ce point, les derniers chiffres et tendances laissent à penser que l’on se dirige plutôt vers le second cas de figure, entre des problèmes de performances récurrents, un nombre d’utilisateurs qui plafonnerait, voire, diminuerait, et des difficultés techniques de portage qui, couplées à une faible rentabilité, refroidiraient les développeurs. Toutefois, et là encore, les choses sont loin d’être aussi tranchées.