Deux « Microsoft Millionnaires » dans le vent
C’était il y a près de 20 ans. En rentrant de l’école, les plus jeunes d'entre nous allumaient la télé afin de regarder les Minikeums pendant que maman partait faire les courses chez Mammouth. Dans leur chambre, d'autres écoutaient 2Pac qui explosait les charts de l’époque avec son album « Me Against The World ». Bref, nous sommes en 1995 et de l’autre côté de l’atlantique, deux hommes se lancent un défi un peu fou…
Ils sont collègues et travaillent pour LA société d’informatique qui rafle la mise, notamment en publiant cette année-là le très célèbre Windows 95. Nous parlons bien entendu de Microsoft. Gabe Newell et Mike Harrington ont apporté quelques lignes de codes au dernier système d’exploitation de la firme, mais aussi à Windows NT et Bob, ce qui leur a rapporté un joli petit pactole. Il faut dire qu’il fait bon être programmeur chez Bill Gates à cette époque et les deux hommes font partie au même titre que certains de leurs collègues des « Microsoft Millionnaires », un nom qui en dit long. Il s’agit de jeunes développeurs ayant touché des fortunes grâce au système des stocks options. Avec de l’argent en poche et des idées plein la tête, nombreux sont les employés à quitter le navire afin de se rapprocher de leur passion.
Mike Harrington est fan de jeu vidéo et aimerait bien se lancer en binôme dans une nouvelle aventure. Il va ainsi questionner ses collègues qui ne se montrent pas vraiment brulants à l’idée de se lancer dans l’industrie vidéoludique. « Tu sais, je me sens bien ici », « J’ai acheté une ferme dans l’Iowa, on déménage la semaine prochaine » sont des exemples types de phrases qu’on lui rétorque. Pour lui, ces personnes n’ont pas de courage, pas comme un certain Gabe Newell qui se montrera beaucoup plus intéressé et rejoindra Harrington dans sa quête. Les deux compères se mettent rapidement d’accord, ils ne veulent pas faire de la recherche ou de l’expérimentation, ils veulent sortir un premier titre très rapidement. Mais quel genre de titre ? Sur ce point, il n’y aura pas d’hésitation. « Les jeux d’action en 3D était notre genre favoris. Nous pensions également qu’il y avait beaucoup de marge pour l’amélioration » dira plus tard Newell.
Premier arrêt, id Software
Il y avait ce Michael Abrash, un ami d’Harrington. Il venait lui aussi de quitter Microsoft pour rejoindre id Software et travailler avec John Carmack sur un nouveau moteur graphique. En effet, le studio prépare son prochain grand coup avec un titre baptisé Quake. Sans forcément renouveler les mécaniques du FPS, ce jeu se concentre surtout à repousser les limites de l’affichage avec le Quake Engine capable d’afficher de somptueux décors tout en 3D. Bonne pioche pour Harrington : à la fin du printemps 1996, cet ami leur offrira le privilège de visiter les locaux d’id Software pour parler d’une éventuelle exploitation du moteur flambant neuf des pères du first-person-shooter.
Mais la visite des locaux d’id Software va tout d’abord rappeler à Mike et Gabe leur condition, ils ne valent rien dans le monde du jeu vidéo. Si à l’époque de Microsoft, les deux hommes pouvaient être reçus comme des princes lors de certains événements, dans ce nouvel univers, ils ne sont guère plus que « les deux tocards ayant travaillé sur les trucs de Bill Gates ». C’est un peu de cette manière qu’ils sont accueillis par Carmack et sa bande. Grâce au coup de pouce d’Abrash, les ex-Microsoft vont tout de même réussir à mettre la main sur le code source du noyau de Quake. Mais parmi les professionnels du studio, personne ne pense vraiment entendre à nouveau parler de ces deux gars un jour.
Tout le monde a id était plutôt pessimiste à propos de ce que Mike et Gabe allaient faire. - Michael Abrash, développeur chez id Software.
Mais qu’importe, Harrington et Newell y croient et avec ce sésame en poche, passent une première étape cruciale. Il faut dire que les deux compères n’y connaissaient pas grand-chose en jeu 3D et que coder un moteur graphique aurait été fort risqué, mais surtout chronophage. Ce sont sûrement les seuls créateurs de start-up à n’avoir aucun souci d’argent pour le lancement et l’achat de ce moteur très convoité dans le milieu est donc une aubaine. La première partie du plan s’est déroulée à la perfection, il est maintenant temps pour les deux hommes de marquer le coup avec la création de leur première entreprise. Celle-ci est fondée le 24 août 1996, jour du mariage de Gabe Newell. Après avoir pensé à Hollow Box, c’est finalement le nom Valve Software qui retient l’attention. Valve, voilà un nom qui « ne fait pas penser que nous faisons dans le muscle gorgé de testostérone et que nous sommes "extrêmes" dans tout » comme le disent les associés.
L’aventure peut alors commencer et la première chose faite au nom de Valve est la signature d’un contrat de location de locaux pour une durée de cinq ans. La société choisit de s’installer à Kirkland dans la banlieue de Seattle, comme pour profiter de l’aura de réussite de Microsoft, installé à seulement quelques kilomètres.
La naissance de Valve et Quiver
Une nouvelle vision du jeu vidéo
Il convient maintenant de remplir ces bâtiments bien vides avec des employés et c’est là que Gabe et Mike dévoileront leur vision innovante de l’industrie vidéoludique. Là où toute bonne start-up qui se respecte se serait contentée de regarder le CV des personnes ayant répondues aux annonces de recrutement, Valve va laisser sa chance à la créativité, faisant parfois quelques rencontres incroyables. Dans un premier temps, Newell va se servir d’une petite liste fournie par id Software répertoriant les jeunes prodiges de la communauté des moddeurs de Quake. Deux noms sont retenus, Steve Bond et John Guthrie. Ces deux étudiants de la Floride travaillent ensemble depuis l’âge de 16 ans et sont passionnés par les technologies d’id Software. Ces deux créateurs du site Quake Command reçoivent un jour un mystérieux mail.
On a reçu cet e-mail d’un gars nommé Gabe Newell. Il disait vouloir nous parler et laissait son numéro de téléphone - John Guthrie, level designer sur Half-Life
Au départ, les deux étudiants qui gagnent leur vie en livrant des pizzas croient à une blague. Ils restent silencieux jusqu’au jour où Steve tente le coup et appelle le numéro. À l’autre bout du fil se trouve bien ce Gabe qui lui parle de rejoindre sa société et lui réserve un hôtel et un billet d’avion direction Seattle. Le plus vieux des deux amis va alors partir sans aucune garantie et quitter la Floride pendant une semaine. Une fois sur place, après une longue discussion sur les objectifs de Valve, le choix lui est laissé. Il peut rester étudiant et espérer le meilleur pour la suite ou rejoindre dès maintenant Valve et y travailler comme programmeur. Pour Steve, la décision est vite prise, tout comme pour son ami John Guthrie qui le rejoindra la semaine d’après.
Mais il faut encore du monde pour développer un projet aussi important et ce ne sont pas moins d’une vingtaine d’employés qui seront recrutés. Valve a déjà tenté un coup de poker en embauchant des moddeurs à peine majeurs et veut maintenant assurer le coup en accueillant quelques pointures. Bien sûr, les deux patrons ont une multitude de contacts accumulés durant leurs années chez Microsoft et débaucheront ainsi des développeurs seniors de la firme de Redmond, de Shiny Entertainment (Earthworm Jim) ou de 3D Realms (Duke Nukem). Parmi eux se trouve Ken Birdwell qui prendra rapidement la place de leader du développement et qui a compris que sa nouvelle entreprise cherche tout autant des talents créatifs que des développeurs hors-pair. Il sera ainsi à l’origine d’une des rencontres les plus importantes pour Valve…
Des rencontres improbables
Durant l’été 1996, Valve réalise un de ses premiers brainstormings. Gabe Newell demande ainsi à son équipe si quelqu’un aurait un bon "concept artist" dans ses contacts et Birdwell intervient. Il se souvient d’un ami de son petit frère, un punk amateur de skate avec un sacré coup de crayon. Le développeur a justement appris que celui qui n’est qu’un gamin dans ses souvenirs vient de sortir diplômé de la section artistique de l’université de Washington. Gabe va alors lui passer un coup de fil et quelle surprise… Ce n’est plus un adolescent un peu rebelle qui se présente dans les locaux de Kirkland quelques jours plus tard, mais un grand gaillard d’un mètre quatre-vingt-dix ! Tatoué et percé de la tête au pied, Ted Backman ouvre son portfolio rempli des ébauches d’aliens demandées par Gabe. À l’intérieur se trouve des dizaines de dessins ressemblants à « des parties génitales d’aliens », tout est très sexualisé.
Une goutte de sueur coule alors le long du visage de Birdwell. « Mon dieu qu’est-ce que j’ai fait. Ce mec est un monstre ! » se dit-il. Mais une feuille attire alors l’attention du patron, il s’agit d’une sorte de chien nommé "Mr. Friendly" possédant des tentacules pour bras et une protubérance sous l’abdomen.
« Donc, hum, c’est quoi ce truc sous ce monstre, Mr. Friendly ? » demande de manière bienveillante Gabe.
« C’est son pénis. » répond Ted Backman.
« Hum hum » acquiesce Gabe.
« En fait, je me suis demandé, qu’est-ce-qui fait peur à notre public ? La plupart d’entre eux sont des garçons de 14 ans, ils ont déjà vu les gros monstres brutaux avec des fusils à la place des mains. Ca ne le fera pas. Je me suis dit, de quoi ont-ils vraiment peur ? Donc j’ai décidé de partir sur quelque chose qui correspondrait à une réaction homophobique. »
Ted Backman enchaîne en expliquant que ce monstre tenterait en permanence d’attraper le héros avec ses tentacules pour essayer de le violer. Birdwell est en train de fondre sur place tandis que Gabe continue d’observer l’image avant de conclure par « Excellent. C’est exactement ce que je recherchais. ». Le patron et le futur artiste de Valve vont ainsi discuter pendant un long moment de la peur que pourrait provoquer des comportements sexuels chez les monstres. La direction artistique du premier projet du studio vient de trouver son visage.