Interminable, c'est ce qui qualifie le mieux l'attente qui a précédé l'arrivée sur nos écrans de Dishonored. Héritier d'une lignée prestigieuse du jeu vidéo, ce bébé franco-américain fait un gigantesque bras d'honneur aux tendances ludiques actuelles et choisit de revenir à des mécaniques dont on n'espérait plus le retour. Incontournable.
Si on veut retracer le pedigree de Dishonored, il y a du boulot. Développé par Arkane Studio à qui on doit déjà des perles comme Arx Fatalis et Dark Messiah, sur PC du moins, en collaboration avec Harvey Smith (qui a officié sur Deus Ex) et le génial directeur artistique Viktor Antonov passé maître dans l'art des villes imaginaires, Dishonored a dans son ADN des titres majeurs tels que System Shock, Deus Ex ou Thief. Comme un musicien qui revendique des inspirations qui sautent aux yeux, il sait les digérer et créer son propre style. Dishonored, c'est avant tout un univers fort et qui ne ressemble à rien de connu dans le jeu vidéo, un monde insulaire inspiré par l'Angleterre victorienne, marqué par sa propre version de la révolution industrielle. Sorte de variation du steam punk, le monde de Dishonored tourne à l'huile de baleine devenue source d'électricité mais il est également baigné de conceptions mystiques que les Superviseurs, tenants de la religion officielle, imposent face au culte impie de l'Outsider, personnage étrange source de magie et qui semble jouer une drôle de partie d'échecs avec les humains. Et entre les deux, les intrigues politiques feront de Corvo, protecteur et confident de l'Impératrice et de sa fille, l'assassin désigné du complot qui permettra à quelques conspirateurs de prendre le pouvoir. Votre tâche sera simple : destituer les imposteurs, sauver la jeune Emily, retrouver votre honneur et mettre fin au régime de terreur qui pèse sur Dunwall. Accessoirement, c'est à chacun de savoir s'il agira dans un esprit de vengeance ou de justice. La vendetta ou la clémence comme modèle.
Car dans Dishonored, tout est affaire de choix. Échappé du bagne, Corvo se voit remettre la marque de l'Outsider et les pouvoirs qui vont avec. Cinq capacités à débloquer et upgrader en collectant des runes disséminées dans les niveaux, chaque pouvoir ayant deux degrés à débloquer. La Vision des Ténèbres permet de voir à travers les murs et de repérer ennemis et objets, le Clignement est une sorte de déplacement éclair idéal pour surgir derrière un garde ou pour atteindre des corniches (mais n'est pas une téléportation à travers les objets), le Pli Temporel ralentit ou stoppe le temps, la Nuée Vorace fait apparaître une horde de rats affamés, la Rafale projette tout ce qui se trouve face au joueur, quant à la Possession, elle permet de s'incarner dans un animal ou un autre être humain. Chaque pouvoir a un prix en runes différent. Le Pli Temporel de niveau 2 par exemple vous coûtera 8 runes et consomme énormément de mana, quand un pouvoir moins outrageusement puissant coûtera nettement moins. Et tout ceci peut être combiné et utilisé à l'envie. L'une des illustrations promotionnelles a déjà montré comment un joueur peut figer le temps quand on lui tire dessus pour aller posséder un garde et le placer devant sa propre balle, mais les possibilités sont bien plus nombreuses et toujours à mettre en relation avec la façon dont le joueur souhaite progresser et le level design. La Possession vous sauvera par exemple la mise en cas de chute mortelle si vous êtes assez réactif pour vous incarner dans un rat ou un humain de passage. Arkane fait tout pour que le joueur expérimente, fouille et se montre créatif et ce même dans de petits détails. A l'heure où on nous prend par la main constamment, ici, on ne vous expliquera pas certaines choses et c'est comme un grand que l'on découvre qu'on peut se planquer sous une table ou grimper sur pratiquement n'importe quel machin à portée de bras. Ne cherchez pas de murs invisibles à hauteur de genoux ici, entre vos qualités acrobatiques et le Clignement, rares sont les lieux inaccessibles dans Dishonored.
Choix, liberté et créativité sont donc les maîtres mots ici. Pour que le joueur puisse s'exprimer tranquillement, Arkane a pondu un level design ouvert qui tient parfois du travail de titan, le joueur démarrant son parcours en ville, franchissant des barrages de la Garde Urbaine pour atteindre un bâtiment de plusieurs étages avec sous-sols et salles secrètes. Se faufiler dans la rue, trouver son chemin d'un toit à un autre, retourner les systèmes de sécurité contre leurs maîtres, emprunter les égouts, les corniches, trouver une fenêtre ouverte, posséder un rat ou un poisson pour entrer en douce par un trou ou alors se pointer comme une fleur à la porte et zigouiller tout le monde, on peut faire à peu près tout ce qu'on veut. On se retrouve à crapahuter comme un singe en essayant d'avancer en équilibre sur l'arête d'un mur en se disant "c'est pas possible, je vais me casser la gueule, ça doit être un bug". Trop souvent, dans un titre laissant le joueur libre de son approche, furtive ou bourrine, le choix se résume à LA "voie furtive", certains niveaux de Dishonored permettent de s'infiltrer de trois à quatre façons plus ou moins différentes. Arkane laisse tellement de marge de manœuvre au joueur qu'il peut même se flinguer le jeu en filant droit comme une balle pour boucler la mission à la va-vite. Une erreur grossière car c'est passer à côté des méthodes les plus subtiles et gratifiantes et des objectifs secondaires ou facultatifs. Dishonored propose un arsenal de mesures récompensant l'exploration et la distribution des objectifs. En explorant les chemins offerts, on tombera sur des quidams auquel on pourra venir en aide en échange d'une info, en fouillant on dénichera des livres ou des audiogrammes dévoilant l'univers hors normes du jeu ou surtout des indices sur la mission en cours ou l'activation d'un objectif secondaire, souvent, on les obtiendra de façons différentes selon le parcours effectué, dans un livre pour l'un, en écoutant une conversation pour l'autre. Avec en plus une IA qui ne pardonne pas l'erreur et qui vous massacrera en cas de détection, mieux vaut savoir prendre son temps.
Cerise sur le gâteau, c'est en prenant le temps de faire des détours que l'on active l'opportunité de neutraliser sa cible sans l'assassiner et donc de terminer le jeu sans avoir tué une seule fois. Ou au contraire, de simuler un accident ou de se livrer aux joies de l'empoisonnement. Souvenez-vous, on vous disait que vous pouviez choisir entre l'esprit de vengeance ou l'esprit de justice. Chacune de vos cibles peut être sortie de l'échiquier politique à condition d'avoir trouvé le moyen de la neutraliser. Et l'un dans l'autre, leur sort est souvent guère plus enviable que la mort. Pour compliquer encore un peu votre travail, une poignée d'éléments sont aléatoires. On constate parfois en rechargeant une sauvegarde qu'un garde a changé sa routine et qu'au lieu de faire une ronde, il décide de rester planté devant une porte, l'indice obtenu une première fois a changé de forme, si on arrive plus tard ou plus tôt, on peut trouver ou pas sa cible à son bureau, et l'une des missions voit même la cible changer d'un essai à l'autre. Discuter de sa progression dans Dishonored avec un collègue donne souvent lieu à quelques surprises, "ah bon, on peut faire ça ? Moi je suis passé par là, j'ai commencé par ça, j'ai possédé un rat et je suis entré par la cave." "Ben moi j'ai trouvé le moyen de grimper sur une corniche pour arriver direct dans la piaule du mec", "Et t'as vu qu'on pouvait choper une invitation pour entrer ?" "Et toi tu savais qu'on pouvait posséder les chiens ?"
Entre exploration et planification, terminer une mission peut prendre de 20 minutes à... plusieurs heures, surtout si on vise non seulement le zéro kill mais aussi, plus difficile, l'obtention du grade fantôme, soit aucune détection et aucun corps ou PNJ assommé découvert. A ce sujet, Dunwall souffre d'une triste affliction, elle est infestée par la peste et envahie par des rats capables de dévorer un homme en moins de temps qu'il n'en faut pour avaler une aile de poulet. Ainsi, il ne suffit pas de caser un garde endormi dans un coin pour éviter qu'il ne soit découvert, il faudra aussi prendre soin de le placer à l'abri des rats, dans le cas contraire, vous avez toutes les chances de vous voir attribuer un ou plusieurs morts parce qu'il se seront fait becqueter. Concernant le joueur souhaitant verser le sang, s'il est assez fun de jouer la carte de la violence en utilisant les pouvoirs, l'agressivité de l'IA en combat et la faible résistance de Corvo ne facilitent pas les choses, sachez toutefois que si vous le souhaitez, vous pouvez très bien planifier vos combats en coupant les alarmes pour éviter l'arrivée de renforts et en préparant quelques pièges. Et combiner une belle glissade avec un clignement pour sortir de la masse avant de posséder un garde pour resurgir dans son dos et l'empaler pour mieux se lancer dans un duel bien violent à l'épée avec son voisin, c'est nerveux et jouissif. En somme, même la voie de la violence et de la vendetta sanguinaire impose réflexion et tactique, mais si vous laissez les soldats sonner l'alarme et appeler leurs potes en renfort, vos chances de survie face à une dizaine d'adversaires sont quasiment nulles.
Plusieurs points poussent ceci dit le joueur à éviter les morts et à motiver l'imposition volontaire du défis zéro kill. Le principal, c'est la notion de Chaos. Plus vous faites de grabuge, plus vous vous montrez impitoyable avec le menu fretin ou avec les notables, plus il augmente, rendant la ville plus sombre, les soldats plus nombreux. Arrivé en fin de jeu, on dressera un tableau de votre comportement et c'est du nombre de morts que dépendra la fin. Il est néanmoins possible d'équilibrer le chaos en effectuant des actions spéciales, uniquement accessibles en explorant le jeu en quête d'objectifs secondaires ou de personnages à sauver d'une agression. Arkane fait même vibrer la corde sensible, en écoutant les membres de la Garde Urbaine, on les entendra louer le Lord Régent ou au contraire, cracher sur ses Superviseurs, tortionnaires fanatiques de la foi. De quoi rappeler que les bras armés de l'Etat ne sont pas que des coquilles vides et ne méritent pas forcément qu'on s'acharne sur eux.
Si on devait synthétiser le véritable intérêt de Dishonored, ce serait finalement en se focalisant sur la découverte. Jamais pris par la main après un tutoriel qui ne montre que les bases du gameplay, le joueur découvre progressivement ce qu'il peut faire, les chemins détournés qui s'offrent à lui, est surpris par des scripts ingénieux qui donnent vie aux PNJ, qu'on soit là ou pas, fait appel à la débrouillardise pour combiner les pouvoirs et exploiter le level design. Avec son game design qui rappellera fatalement Thief et un univers prenant profitant d'une direction artistique à l'identité incomparable, Dishonored ne prend pas le joueur pour un imbécile assisté et fait en plus l'impasse sur les effets de manche à la mode, comme le passage à la troisième personne durant les stealth kills ou le système de couverture remplacé par ce bon vieux lean. Bien sûr, on pourra pester sur un moteur 3D un peu daté, surtout dans les version consoles aux textures un peu faiblardes ça et là et qui même sur PC ne propose pas des tonnes d'options. Et les esprits les plus chagrins feront remarquer l'aspect un poil désert des rues de Dunwall, astucieusement justifié par le couvre-feu imposé par le Lord Régent. Un ou deux bugs ont également frappé, comme la disparition d'un corps ou la résurrection surprise d'un garde assommé, des broutilles finalement, dont on a fortement tendance à se tamponner.
- Graphismes17/20
Originale, l'approche artistique compense très largement les faiblesses du moteur. Sur consoles, on pourra regretter des textures dont il vaut mieux éviter de s'approcher, problème que la version PC évite facilement, même si elle souffre elle aussi de modèles 3D un peu grossiers. Les animations très réussies et l'esthétique unique et magnifique ont toutefois tôt fait de supplanter ces considérations bassement techniques. Notez tout de même que le jeu est assez peu photogénique et que les images fixes ne lui rendent pas honneur.
- Jouabilité18/20
Avec un level design ouvert et bourré de possibilité, un personnage capable de grimper sur à peu près n'importe quoi et des pouvoirs qui peuvent s'adapter à toutes sortes de situation, Dishonored laisse le joueur libre de progresser à sa guise dans un large cadre. Furtif, infiltré ou violent, direct ou plutôt tenté par l'exploration, tout est possible et tout est plaisant. La prise en mains est simple, l'interface hautement personnalisable (on peut supprimer tous les affichages, jusqu'à l'indication de détection). Une petite préférence pour la version PC et ses raccourcis plus nombreux au clavier.
- Durée de vie18/20
Question épineuse qui dépend pas mal de sa façon de jouer. On peut rusher comme une brute et boucler le jeu en une dizaine d'heure, en passant à côté de 90% de son contenu ou prendre son temps pour envisager les solutions possibles, explorer, trouver les objets et trésors et s'imposer le challenge Fantôme (0 détection). On passe alors à une traversée approchant la vingtaine d'heure avec en prime une très forte rejouabilité, aussi bien en mode furtif que "vengeur sanguinaire".
- Bande son17/20
Les doublages sont très bons, malgré un recours à des acteurs aux voix très "marquées" donnant un peu l'impression de toujours entendre les même personnes, et on peut à loisir épier des conversations qui au pire donnent vie aux personnages et au mieux sont utiles à la progression. Musicalement, on oscille entre les notes égrenées d'un piano mélancolique à des thèmes plus soutenus, mais l'essentiel de la bande-son est composée d'une nappe musicale discrète et de sons d'ambiance, "industriels" ou maritimes.
- Scénario16/20
Il faut admettre que le scénario, aussi plaisant soit-il, est un poil convenu. L'univers en revanche est imparable. Unique et original, inspiré par une source pratiquement ignorée par le jeu vidéo (une ville portuaire de l'Angleterre victorienne et industrielle), le monde d'Arkane se pare d'une aura qui n'appartient qu'à lui, avec ses mystères et son étrange "deus ex machina", l'Outsider, qui réagit de plus à nos actes.
Avec Dishonored, Arkane reprend le flambeau de références passées, à commencer par Thief et ose ce que peu d'autres titres osent : laisser le joueur se dépatouiller avec ce qu'il a et sortir des chemins tout tracés. S'ils existent malgré tout dans Dishonored, on peut les ignorer et "maltraiter" l'architecture, ne pas faire ce qu'on attend de nous pour jouer les équilibristes sur un fil à linge et se raccrocher à une corniche improbable. Bilan : une fois le jeu terminé, on a qu'une envie, le recommencer.