Annoncé début 2010, dévoilé à l'occasion de plusieurs previews plutôt prometteuses, Civilization V n'aura mis que quelques mois à fédérer les attentes d'une communauté de fans toujours plus nombreux, qui se plaisent à réécrire 6000 ans d'histoire humaine à chaque nouveau volet. Mais c'est aussi pour attirer un public encore plus large que Firaxis, le studio de Sid Meier, fait le pari du changement dans la continuité.
Concilier les attentes des joueurs chevronnés, en demande perpétuelle de complexité, et celles des néophytes, que la simple évocation du tour par tour est susceptible d'effrayer : voilà tout de même un sacré défi, relevé avec brio par un certain John Schafer. Lead designer sur Civilization V, ce gros fan de la franchise passait son temps à concevoir des maps avant d'être embauché par le studio Firaxis et de se voir confier les clés du projet. L'objectif ? Rafraîchir la série, lui permettre d'évoluer et de rentrer dans la modernité sans rien perdre de sa richesse et de son gameplay pointu. Pour ce faire, John a insufflé à l'ouvrage sa propre vision d'utilisateur, qui lui a permis de refondre certaines mécaniques de jeu sans en trahir l'esprit.
Civilization V propose deux modes de jeu : solo et multi, ainsi qu'une gestion centralisée des mods destinée à faciliter le partage, l'intégration et l'utilisation des outils et du contenu développés par la communauté. Cet article n'abordera pas le mode multijoueur, qu'il nous a été impossible de tester. On se bornera donc à déplorer la disparition de l'option hot seat qui complétait agréablement, dans l'opus précédent, l'offre de jeu en ligne et en réseau local. Le mode solo permet de jouer sur des cartes définies en fonction de variables aléatoires ou soigneusement paramétrées par les soins de l'utilisateur. Taille et type de map, nombre d'opposants, ère de départ, niveau de difficulté, vitesse de jeu, limite de tours, chronomètre, conditions géographiques et climatiques, ressources... : tout – ou presque – peut être modifié à loisir. Les amateurs d'épopées historiques regretteront par contre l'absence de mode campagne, qui aurait pu permettre de prendre en main le destin d'un peuple dans le cadre de missions scénarisées. Aztèques, Français, Iroquois, Japonais, Perses, Romains... : le jeu vous donne le choix entre dix-huit civilisations, conduites chacune par un leader charismatique disposant de sa propre personnalité et ouvrant chacune à une ou deux capacités spéciales. A défaut de pouvoir bénéficier d'objectifs spécifiques, on retrouve dans ce cinquième épisode les conditions de victoire qui ont fait le succès des précédents. Elles sont désormais au nombre de quatre : militaire (être la dernière civilisation à posséder une capitale), scientifique (être le premier à envoyer une navette sur Alpha du Centaure), diplomatique (obtenir un nombre de votes suffisant aux Nations Unies) et culturelle (adopter assez de doctrines sociales pour construire le projet Utopia). Nous y reviendrons en temps voulu.
D'ici là, la route est longue pour le joueur qui débute la partie avec un petit groupe de colons et une unité d'éclaireurs noyés sur la carte du monde. C'est l'occasion de constater l'évolution graphique offerte par Civilization V. Pour espérer attirer de nouveaux adeptes, l'équipe de Firaxis devait opérer un ravalement cosmétique complet tant le rendu visuel n'en finissait plus d'être grossièrement dépoussiéré depuis les premiers épisodes. Le travail accompli au niveau de l'interface force le respect. Sobre, élégante et efficace, elle met en évidence toutes les informations essentielles et regroupe les données les plus détaillées dans différents panneaux escamotables. Un système de notifications bien fichu permet d'afficher chaque alerte à la demande afin d'éviter la multiplication des fenêtres. Intégrées de façon discrète, les aides de jeu (les infobulles, didacticiels, conseillers et l'incontournable Civilopedia) sont bien entendu désactivables. L'ensemble, très agréable à prendre en main, ne souffre que de quelques menus reproches, comme la nécessité de cliquer deux fois pour accéder à certains panneaux (ceux que ça gêne pourront se replier sur les raccourcis clavier) ou encore l'impossibilité de paramétrer les indications de la mini-map. L'ampleur de l'amélioration visuelle se mesure aussi sur la carte principale. La couverture nuageuse qui fait office de brouillard de guerre et les vilaines textures de paysage du début de partie s'effaceront progressivement pour vous laisser admirer les traces de l'activité humaine sur le monde environnant. L'animation des unités s'inscrit dans la continuité du travail réalisé sur Civilization Revolution. Enfin, les écrans diplomatiques affichent des dirigeants modélisés avec un soin particulier et une touche d'humour. Le tout s'appuie sur de superbes thèmes musicaux dynamiques, adaptés à chaque civilisation.
Bref, les vétérans comme les nouveaux venus devraient apprécier cette réalisation très réussie, au service d'un gameplay légèrement remanié qui perpétue des mécaniques éprouvées. La partie se déroule au tour par tour, avec un système d'une action par unité et par tour. Après avoir pris soin de prospecter les richesses environnantes, il faut rapidement fonder et développer une première ville (la capitale) tout en commençant à explorer le reste de la carte. L'exploration permet de déceler de nouvelles ressources, de localiser ses adversaires, mais aussi d'être le premier à découvrir les ruines antiques et les Merveilles réparties sur la map (une nouveauté) pour profiter des bonus octroyés. A côté de ça, quelle que soit la condition de victoire visée, il convient plus que jamais dans Civilization V de gérer soigneusement le volet économique. L'expansion des villes est en effet particulièrement lente (même s'il reste possible de repousser leurs frontières moyennant finances), ce qui pousse à profiter à fond de la moindre richesse alentour, sachant que les citoyens ne peuvent exploiter que les terres préalablement aménagées par des ouvriers. Ce faisant, il est possible de mettre l'accent sur le domaine souhaité : le développement de la culture étend la zone d'influence d'une ville, la récolte de nourriture favorise la croissance de sa population, l'approvisionnement en or remplit les caisses et la recherche scientifique accélère les découvertes technologiques. Ces dernières ouvrant l'accès à de nouveaux bâtiments et à de nouvelles unités, elles doivent être planifiés avec le plus grand soin. Pour cela, il est possible de consulter à tout moment l'arbre technologique, riche de 74 découvertes possibles. Oui, c'est beaucoup moins que dans l'opus précédent. Mais où sont donc passées les technologies manquantes ?
En réalité, les découvertes technologiques se limitent à présent aux seuls progrès techniques. Les avancées économiques, politiques et religieuses sont désormais intégrées dans un nouveau concept : les doctrines sociales - et ce n'est sans doute pas plus mal d'avoir distingué les deux volets. Ces doctrines sociales se présentent sous la forme de 10 arbres de développement dédiés chacun à une aspiration (tradition, liberté, honneur, piété, mécénat, ordre, autocratie, rationalisme, égalité et commerce). Chaque arbre comprend plusieurs branches à débloquer, moyennant un certain nombre de points de culture, avec différents bonus à la clé. C'est d'ailleurs en déverrouillant cinq arbres complets que le joueur peut se lancer dans la construction du projet Utopia, qui représente la condition de victoire culturelle de cet opus. Mais attention, certaines doctrines antagonistes ne peuvent pas être activées en même temps Le fonctionnement des doctrines sociales reste tout de même un peu superficiel à notre goût dans la mesure où les tendances adoptées ne sont pas vraiment déterminantes (les bonus conférés ne s'accompagnent d'aucun malus). Elles semblent surtout destinées à faciliter telle ou telle condition de victoire, sans aucun effet notable sur les relations avec les autres civilisations. On regrette notamment la disparition de l'influence religieuse et culturelle, qui se fait cruellement sentir. Et puisqu'on en est à évoquer les coupes, que penser de l'impossibilité de régler le taux d'impôts, de la gestion globale du bonheur des citoyens, de la disparition des espions ou encore de la transformation automatique des unités terrestres en navires de transport une fois déployées sur l'eau ? L'utilisateur constatera heureusement que ces quelques partis pris ne témoignent nullement d'un appauvrissement du gameplay, dont la profondeur stratégique est intacte.
Car à côté de ça, Civilization V marque l'adoption d'une grille hexagonale, escamotable d'un simple clic. Cette évolution, typique d'une série qui s'enracine dans les jeux de plateau et les wargames, rend la carte plus réaliste, fluidifie les déplacements et modifie favorablement la dimension tactique des combats. Il faut dire que les affrontements bénéficient d'un autre changement de taille : la limitation à un seul et unique type d'unité par case, qui bouleverse l'approche belliciste qui prévalait depuis le premier opus puisqu'il est désormais impossible d'empiler plusieurs unités militaires pour profiter de l'hexagone le plus favorable (l'une cédera automatiquement la place à l'autre). Dans le cas d'un siège, il faut donc prendre grand soin de déployer une ligne de front et d'occuper le terrain sans souffrir des malus qui peuvent lui être liés. Ce n'est pas toujours évident, même si les troupes peuvent tirer parti de la structure hexagonale (qui offre six angles d'attaque possibles, donc deux de moins qu'auparavant) pour se soutenir mutuellement. Autre nouveauté, autre menace : les attaques à distance, que peuvent lancer certaines unités (heureusement très vulnérables au corps-à-corps) par-dessus un ou plusieurs hexagones. Quant aux cités adverses, elles ne manquent pas de répondant. Elles commencent par bombarder toute unité ennemie stationnée près d'elles, puis elles se défendent contre tout assaut, même sans unité en garnison, cette dernière ne servant qu'à booster leur puissance de feu et leurs points de vie. Les affrontements sont donc bien plus stratégiques que par le passé. Il ne s'agit plus de produire en nombre des unités militaires (dont la construction a d'ailleurs été ralentie) et de les envoyer submerger une ville adverse. Chaque unité doit être choyée et la micro-gestion est plus que jamais à l'ordre du jour.
Que les pacifistes se rassurent : la voie des armes ne s'impose que lorsque celle de la diplomatie a échoué. Il reste possible d'interagir avec les autres dirigeants pour échanger des biens, négocier des accords secrets ou entreprendre des recherches communes. Mais une grosse nouveauté vient chambouler le versant diplomatique du jeu : c'est l'apparition de Cités-Etats sur la carte du monde. Rentrer en contact avec l'une d'entre elles permet d'obtenir un peu d'or. Il est alors possible d'en rester là ou d'essayer de s'attirer ses faveurs en répondant favorablement aux requêtes qu'elle communique. Il peut s'agir de détruire le camp de barbares qui menace sa sécurité, de la protéger contre une agression ennemie ou encore de lui fournir un personnage illustre. Cela permet de gagner de l'influence auprès d'elle, qui décroîtra progressivement à moins de mettre régulièrement la main au portefeuille. Une Cité-Etat alliée à une civilisation lui fournit régulièrement des avantages qui sont fonction de son orientation (cultivée, maritime ou militariste) et l'épaule contre ses ennemis ; il est donc conseillé de la protéger en la prenant officiellement sous son aile. De leur côté, les Cités-Etats n'attaquent jamais directement le joueur, mais sont susceptibles d'entrer en guerre grâce au jeu des alliances. On peut d'ailleurs regretter que ce qui devait n'être qu'un simple ajout soit finalement au centre de tous les enjeux diplomatiques : en fin de partie, attaquer une Cité-Etat revient souvent à déclencher la Troisième Guerre mondiale ! Quelques mots, pour finir, sur l'IA, que nous avons trouvée particulièrement convaincante même si sans doute un peu trop scriptée (étendre ses frontières jusqu'à celles d'une autre civilisation conduit systématiquement à entrer en conflit avec elle). Nous aurions même plusieurs anecdotes à vous conter si la place nous était allouée !
- Graphismes14/20
Même si certaines textures laissent à désirer, les maps sont plutôt jolies et truffées de petites animations agréables. Elles souffrent toutefois d'un léger manque de lisibilité en fin de partie. Les dirigeants sont bien modélisés. L'interface au style art déco est à la fois sobre et élégante.
- Jouabilité17/20
La prise en main est excellente et le gameplay toujours aussi accrocheur. On peut reprocher la disparition de quelques fonctionnalités introduites par les derniers épisodes, mais cela ne pèse pas bien lourd face à la refonte particulièrement réussie du système de combat.
- Durée de vie17/20
Potentiellement infinie avec ses parties gigantesques qui peuvent s'étaler sur plusieurs jours et ses possibilités de modding, la durée de vie de Civilization V se voit toutefois légèrement sanctionnée en raison de l'absence de campagne scénarisée et de l'impasse faite sur le mode hot seat.
- Bande son16/20
Les bruitages sont efficaces et les voix françaises des personnages correctes dans l'ensemble. La plus grande réussite en matière sonore tient aux thèmes musicaux somptueux : adaptés à chaque civilisation, ils évoluent de façon dynamique en prenant des accents plus graves en cas de conflit.
- Scénario/
Civilization, qui faisait jusque-là autorité dans le domaine de la gestion et de la stratégie, vient de gagner ses galons de wargame à l'occasion de ce cinquième volet. L'adoption d'une grille hexagonale et l'impossibilité d'empiler les unités militaires – une véritable révolution dans la série – décuplent littéralement la dimension tactique des combats. Les autres nouveautés s'avèrent moins convaincantes : entre un système de doctrines sociales assez superficiel et des Cités-Etats qui ont tendance à verrouiller les relations diplomatiques, tout n'est pas rose. La vraie question, c'est de savoir si Civilization V est à même de séduire les vétérans. Si on peut regretter la disparition de certaines fonctionnalités, il suffit de regarder en arrière et de considérer Civilization II, qui reste le meilleur épisode de la série, pour comprendre que le plaisir de jeu n'est pas forcément proportionnel à la complexité croissante du gameplay. De ce point de vue, Civ 5 assure l'essentiel avec sa profondeur stratégique intacte et sa réalisation aux petits oignons, qui devraient convaincre les puristes comme les nouveaux venus.