Fils légitime de Fahrenheit, Heavy Rain mise, tout comme son paternel, sur une implication totale du joueur. Mettant en exergue l'immersion et l'émotion, David Cage multiplie les clins d'oeil à ses modèles cinématographiques en nous offrant un récit interactif non seulement basé sur un drame mais aussi les réactions de ses acteurs virtuels. Mais au-delà des promesses et des beaux discours, que vaut réellement ce titre autant dans la forme que dans le fond ? Voici donc un avis parmi tant d'autres n'ayant pour ambition que d'entrouvrir la porte d'une autre vision du jeu vidéo...
Plutôt que de s'affirmer comme un prolongement au cinéma ou au jeu vidéo, Heavy Rain mélange ces deux univers pour se poser tel un produit hybride. Bâti sur les fondations de Fahrenheit, le titre de David Cage se présente comme un clone parfait de son grand frère tout en accentuant un peu plus le réalisme de ses situations. Pour autant, et bien que le jeu entend plonger le joueur dans le quotidien de ses avatars, il n'omet pas de raconter une histoire, certes grandement inspirée par le cinéma hollywoodien mais aussi et surtout mû par la volonté d'offrir au joueur une expérience inoubliable. De fait, parler d'un titre comme Heavy Rain n'est pas aisé car sorti du contexte technique, il convient plutôt de s'étendre sur les rouages d'une histoire, les relations entre les personnages, la réalisation et l'émotion qui s'en dégage.
Si la narration et a fortiori le déroulement de l'aventure vous intéressent, c'est de l'autre côté de l'Atlantique qu'il faut se rendre afin de dénicher les influences directes ou indirectes. On touche ici un point sensible puisque si l'histoire en elle-même est somme toute intéressante, on pourra regretter que David Cage se soit trop imprégné de l'ambiance de Seven sans jamais chercher à acquérir une identité propre. Vu la qualité exceptionnelle du long-métrage, on ne s'en plaindra pas d'autant qu'Heavy Rain profite de la même atmosphère pluvieuse, maussade et sombre tranchant radicalement avec un début de jeu baignant dans des teintes lumineuses synonymes de bonheur et d'innocence. Pourtant, on sera un peu plus étonné de retrouver des répliques quasi exactes de certaines scènes du film de Fincher ceci dénotant d'un manque d'ambition et d'originalité. On se demandera alors pourquoi, quitte à "innover", Cage n'a pas cherché à créer ses propres codes et à immerger le joueur dans un monde totalement inédit afin de l'étonner. Certes, le spectre menaçant de la deuxième moitié fantasmagorique de Fahrenheit aurait, lui aussi, pu menacer le nouveau projet de Quantic Dream mais ceci n'explique en rien le classicisme certain de la structure narrative d'Heavy Rain. Peur d'une éventuelle prise de risque compte tenu de l'importance du budget alloué à l'équipe française ? Frustration vis à vis du 7ème art ? Difficile à dire...
Quoiqu'il en soit, l'autre point commun entre Heavy Rain et Seven se situe au niveau des musiques, composante essentielle de la bande-son par ailleurs excellente dans le cas qui nous intéresse aujourd'hui. En somme, si l'ensemble du titre baigne dans des sonorités pesantes renvoyant parfois au score de Howard Shore, elles sont ici légèrement surexploitées. En effet, si l'élément sonore supporte constamment les images en accentuant les émotions véhiculées, l'usage du thème principal, via plusieurs déclinaisons, devient au fil du jeu moins percutant. Il faut dire que l'entendre lors d'une découverte morbide est une chose, y avoir droit quand on cuit une omelette dans sa cuisine en est une autre. Tout ceci mis bout à bout aura donc tendance à nous sortir parfois de l'intrigue alors que c'est justement l'un des points les plus importants du titre. Ainsi donc, à l'image de Fahrenheit, il est possible de réaliser moult gestes du quotidien, que ce soit avec l'un ou l'autre des quatre personnages jouables se succédant tout au long des 60 chapitres afin de démasquer un tueur d'enfants.
L'action anodine devient dès lors aussi importante que le fait d'opter pour certains choix moraux comme de tirer sur un suspect ou de prendre un petit remontant. L'idée est d'immerger pleinement le joueur en lui donnant l'impression d'évoluer dans un univers familier ou du moins dans celui des protagonistes. Le hic est que l'ensemble des gestes couplé à des actions contextuelles, défini à l'intérieur de chaque chapitre, ne force jamais à l'empathie. Pire, elles ont souvent tendance à faire pouffer l'audience et, une fois encore, à nous sortir du jeu. Toutefois, si certaines actions ne servent à priori à rien (boire un verre de jus d'orange, prendre une douche, aller aux toilettes, répondre au téléphone...), l'abondance de "banalité" permet de masquer l'action qui va déclencher un élément important permettant au scénario de suivre son cours. En somme, si l'implication du joueur dans la destinée de ses personnages est bridée par le bon vouloir du réalisateur, la progression de l'histoire devient plus limpide même si paradoxalement il conviendra d'effectuer une action précise pour que le fil de l'intrigue se dénoue.
A ce sujet, on pourra être surpris par le déséquilibre existant entre les séquences d'action à base de QTE et les scènes plus posées durant lesquelles on pourra déplacer son héros et interagir avec des éléments. Dans un cas, le tout profitera d'une mise en scène cinématographique, d'un découpage millimétré, de cadrages dynamiques et de vraies montées d'adrénaline alors que dans l'autre, le joueur reprendra la main et devra faire face à la triste réalité, celle découlant d'un véritable gameplay. En somme, si Heavy Rain se montre très à l'aise avec sa narration basée sur un enchaînement de séquences contextuelles, il l'est beaucoup moins dans les déplacements soumis au bon vouloir du joueur. Les personnages ont en effet tendance à traîner la patte et il n'est pas rare de pester pour se rendre d'un point A à un point B afin de se retrouver devant la prochaine action contextuelle. Peu instinctif et en cela très proche d'une jouabilité à la Resident Evil, celle-ci contraste d'autant plus avec le reste que les mouvements des personnages manquent cruellement de réalisme. Affichant une raideur cadavérique, ou des postures dignes d'un Playmobil, nos avatars ont également la manie de bouger dans un premier temps leur bassin puis leurs jambes lorsqu'il s'agit d'effectuer un simple retournement. Enfin, outre un univers de carton synonyme d'éléments sans aucune consistance, les interactions entre les héros restent elles aussi très limitées. Un peu hors propos pour un jeu prônant le réalisme à tout prix, le tout pouvant rapidement faire sombrer une scène pleine de tendresse dans une sorte d'ébat amoureux entre deux mannequins de cire.
Heureusement, ces passages ne servant la plupart du temps qu'à relier deux points essentiels du scénario, on aura tôt fait de se focaliser à nouveau sur l'histoire. Encore plus vrai qu'à certains moments il s'agira de prendre des décisions rapides pour obtenir ou non des aveux, trouver l'élément déclencheur, etc. A ce stade, Heavy Rain prend alors des allures de jeu d'aventure même si très rapidement la narration automatique reprend ses droits. Néanmoins, au détour de séquences nous proposant plusieurs choix pour orienter une conversation ou pour débloquer une situation explosive, on appréciera cette semi-liberté débouchant le plus souvent sur un dénouement unique essentiel à la bonne marche de l'histoire. Nonobstant, de ces choix ressortiront quelques embranchements afin de proposer une relecture partielle, ou totale, d'Heavy Rain. De fait, bien que le jeu de Quantic Dream ne se vive pleinement qu'une seule fois (dixit David Cage), l'idée d'avoir éclaté sa narration afin d'appréhender la fin de plusieurs façons semble intéressante de prime abord. Cependant, les limitations d'un tel procédé sont évidentes dans le sens où l'intérêt d'Heavy Rain se situe principalement dans la promesse d'un twist final synonyme de révélation fracassante. En somme, une fois déballé son sac, l'idée de tout ranger afin de défaire différemment son baluchon n'aura que peu d'intérêt, du moins d'un point de vue émotionnel. On ne se refera donc pas une nouvelle "séance" pour mieux comprendre ce que l'on vient de vivre mais plutôt pour chercher l'action contextuelle permettant de voir tel ou tel chapitre d'une manière différente. Ici, c'est donc bel et bien la quête, très terre à terre, de l'embranchement perdu qui prévaudra à nouveau sur l'émotion inhérente à l'histoire.
Néanmoins, on aura tôt fait de se prendre d'affection pour les quatre protagonistes principaux évoluant en parallèle afin de démêler le vrai du faux. Certes, on ne pourra s'empêcher de soupirer devant certains personnages caricaturaux ou quelques maladresses de mise en scène nous donnant dès le départ de gros indices sur l'identité du tueur mais dans l'ensemble, les acteurs de ce drame virtuel sont bien croqués. De plus, si chaque personnage possède sa propre personnalité, ses propres convictions, c'est le joueur qui choisira à un moment ou à un autre d'opter pour telle ou telle décision vitale pour l'enquête et parfois la vie de son avatar. Que ce soit avec Madison au passé soigneusement dissimulé, Ethan désirant plus que tout retrouver son enfant, le détective privé Scott Shelby issu d'une aventure de Philip Marlowe ou son contraire, l'agent du FBI Norman Jayden lié à la vie à la mort à son travail, l'implication du joueur sera partie prenante de ces destins croisés. Pourtant, on ne pourra que regretter que certains personnages aient été délibérément sous-exploités afin d'inciter le joueur à acheter de futurs contenus téléchargeables pour en connaître un peu plus sur la cicatrice de Norman, les insomnies de Madison, etc. Si le procédé est de plus en plus exploité dans le milieu, il devient fortement problématique dans le cas d'Heavy Rain, oeuvre centrée sur ses personnages. En effet, ils auraient tous mérité un véritable background dès le départ afin qu'on puisse mieux s'identifier à eux ou, tout simplement, s'émouvoir de ce qu'il leur arrive.
En définitive, outre des carences techniques et une émotion recherchée n'arrivant jamais à la cheville de celle véhiculée par des titres profonds comme Ico ou bien encore Braid, il vous faudra également accepter le fait que ladite implication passe non pas par cette reproduction cloisonnée de la réalité mais plutôt par des choix de narration oeuvrant pour le retour du Sixaxis et de la QTE. Loin d'être un porte-étendard pour l'innovation vidéoludique ou une quelconque leçon de maturité, par ailleurs déjà apprise par nombre de ses aïeuls (In Memoriam en tête), le jeu de Quantic Dream n'en reste pas moins un jeu bien construit, peu original dans les directions empruntées mais suffisamment solide pour proposer une expérience à la croisée des chemins du 7ème art et du jeu vidéo. Qu'on aime ou non, Heavy Rain reste bon gré mal gré un bon petit film interactif à défaut d'être un jeu génial.
- Graphismes15/20
Oscillant constamment entre deux eaux (de pluie), Heavy Rain subjugue parfois grâce à la modélisation de certains de ses visages. Ensuite, si quelques décors s'avèrent des plus réussis en s'appuyant entre autres sur une belle gestion de la lumière, de nombreux éléments trop rigides (aliments, papier, couvertures, vêtements...) nous expulsent parfois de ce titre censé nous plonger dans un quotidien virtuel. Enfin, les interactions entre les personnages manquant cruellement de "charnel", les séquences affectives arrivent rarement à atteindre leur objectif émotionnel.
- Jouabilité14/20
Le "tout QTE et action contextuelle" étant pleinement assumé, vous ne devriez avoir aucun souci à réaliser ce qu'on vous demande. On se demandera tout de même si certaines interactions réclamant l'appui simultané sur cinq touches sont pensées pour reproduire l'effort et le malaise vécus par le personnage à l'écran ou bien si c'est seulement une forme de perversion de la part des développeurs. Signalons également qu'au-delà des actions contextuelles, Heavy Rain perd un peu pied lorsqu'il s'agit de proposer un gameplay plus traditionnel. En effet, on aura vite fait de pester devant des déplacements patauds nous obligeant parfois à d'âpres manipulations du pad pour se rendre d'un endroit à l'autre.
- Durée de vie16/20
Fort d'une soixantaine de chapitres, Heavy Rain remplit son office en termes de durée de vie s'étalant sur une dizaine d'heures environ. De plus, les quelques embranchements liés aux choix moraux vous permettront de reprendre l'aventure par ailleurs chapitrée et ainsi obtenir une bonne vingtaine de fins. Par contre, si on débloque de très beaux artworks au fil de la progression, carton rouge à Quantic Dream qui n'a même pas jugé bon de sous-titrer les bonus vidéo entièrement en anglais. De la part d'une société française, on appréciera le geste. Classe !
- Bande son15/20
En parallèle du doublage français en tout point excellent, et ce malgré un lip sync peu convaincant car pensé en amont pour la version anglaise, les musiques restent toujours dans le ton. Cependant, on reprochera au compositeur d'avoir un peu trop repompé le score de Seven, par ailleurs trop homogène et utilisé étrangement. Ainsi, si un morceau lourd et angoissant convient parfaitement à la découverte d'un appartement crasseux, on s'étonnera de l'entendre lorsqu'on nous demande de casser deux oeufs pour préparer une omelette...
- Scénario15/20
Tout en s'inspirant ouvertement de Seven, de SAW et en multipliant les clins d'oeil à diverses oeuvres cinématographiques, Heavy Rain se pose comme un polar numérique habilement mis en scène. Néanmoins, le traitement des personnages reste irrégulier, certains versant trop facilement dans la caricature. Pourtant, en s'appuyant sur des dialogues bien écrits, une bonne utilisation du split screen et des mouvements de caméra étudiés, le titre de David Cage parvient à retenir l'attention malgré ses airs de "Direct To Video" de luxe.
Plus posé et homogène que Fahrenheit, Heavy Rain se présente comme un livre ouvert sur un univers basculant rapidement dans l'horreur. Vrai film interactif ou faux jeu vidéo ? La question reste en suspens et de ce postulat de départ dépendra votre ressenti. En l'état, l'oeuvre de David Cage remplit certains de ses objectifs même si on eut apprécié une histoire sachant s'émanciper de ses influences directes. En outre, avec des personnages trop rigides dans leurs mouvements et évoluant constamment dans un univers amidonné, on aura un peu de mal à être impliqué dans leur quotidien et ce malgré l'effort fourni par Quantic Dream pour aller dans ce sens. Reste au final un polar numérique n'arrivant jamais à dégager autant d'émotion que son modèle cinématographique mais parvenant malgré tout à retenir l'attention du joueur/spectateur avide de découvrir le fin mot de l'histoire.