Le marché du jeu PC est en train de se diviser en deux secteurs. D'un côté, les superproductions, toujours plus coûteuses en main-d'oeuvre et en ressources, imposées en tête de gondole par le rouleau compresseur marketing. De l'autre, les jeux indépendants, réalisés par une poignée de passionnés sans argent, mais avec beaucoup d'amour, un peu comme mémé avec les confitures. Parmi ces titres, on trouve parfois une petite perle innovante, comme Audiosurf par exemple. Aujourd'hui, c'est World of Goo qui vient insuffler un vent de fraîcheur en vidéoludie, et bon sang quel pied !
Pourtant, rien ne destinait World of Goo à être une claque. Développé à l'ancienne par 2D Boy, un jeune studio composé de deux personnes (!), ce puzzle-game aurait très bien pu rejoindre l'écrasante masse des anonymes, comme de trop nombreux titres du genre. Mais ce serait sans compter sur le talent de Ron Carmel et Kyle Gabler, qui savent indéniablement que ce qui fait un bon jeu, c'est avant tout un concept en béton. Celui de World of Goo est enfantin : il faut amener un certain nombre de petites boules noires, les fameux Goos, à la sortie de chaque niveau. Un principe vieux comme Lemmings. Or les Goos ont une propriété étonnante : ils sont capables de créer des liaisons entre eux, un peu comme des atomes au sein d'une molécule. En les assemblant, il devient donc possible de créer des structures, comme des tours ou des ponts, qui permettent alors de franchir des obstacles. Voilà pour les bases, très faciles à assimiler, d'autant que tout se fait en quelques clics de souris.
La grande force de World of Goo, c'est de savoir faire évoluer ce gameplay intelligemment et pratiquement sans interruption. Du début à la fin, il ne passe pas un niveau sans que soit ajouté ici une petite subtilité, là un nouveau type de Goos. Ce qui fait qu'on ne s'ennuie jamais, la routine n'a pas le temps de s'installer, on a toujours envie de continuer pour voir ce que nous réserve le prochain challenge. "Allez, juste un dernier avant de dormir, après j'arrête, promis"... La progression est fluide, tout s'enchaîne parfaitement, la difficulté est bien dosée pour offrir d'intenses moments de réflexion sans pour autant devenir une torture cérébrale. Au pire, si on bloque sur un niveau, il est quand même permis de poursuivre l'aventure et de revenir plus tard. Certains passages ne se laisseront pas apprivoiser facilement, car les Goos sont une espèce facétieuse. L'équilibre des constructions est précaire et les lois de la physique irrévocables. Il faudra souvent réinventer de vieux concepts architecturaux, comme le contrefort, afin de solidifier un ensemble. Il sera surtout nécessaire d'utiliser à bon escient les différentes familles de Goos, comme les verts, qu'on peut déplacer à loisir, les rouges, inflammables, ou les ballons, utiles pour prendre l'air. Il en existe encore bien d'autres variétés, toujours introduites en douceur, ce qui confère au gameplay une grande profondeur à mesure qu'on avance.
Le gameplay de World of Goo est donc parfaitement huilé, mais cela suffit-il à faire un grand jeu ? On peut légitimement en douter. Si cette recette était enrobée dans un habillage générique, il ne resterait qu'un puzzle-game sympa mais terne, bien vite oublié. Mais 2D Boy n'a pas sombré dans le travers de la platitude. Au contraire, le studio a su conjuguer le gameplay avec l'autre élément indispensable à tout jeu qui vise l'excellence : une âme. Cela passe par une réalisation artistique de haute volée : qu'il s'agisse des décors, des bruitages ou de la musique, tout est sublime. On tombe immédiatement sous le charme. Pour ne rien gâcher, World of Goo n'est pas qu'une succession de niveaux sans rapport, ou reliés par une vague trame scénaristique. Dans son périple, le joueur va découvrir un véritable univers, terriblement attachant. Le jeu est découpé en différents mondes, ayant chacun leur propre personnalité. Que ce soit chez une beauté géante, dans les entrailles d'une machine infernale ou au coeur du virtuel, chaque monde parvient à marquer l'esprit du joueur d'une empreinte indélébile, grâce à une grande poésie doublée d'un humour léger et pétillant comme une bulle de champagne.
On l'aura compris, World of Goo est une bouffée d'air salvatrice dans un milieu trop souvent étouffé par des clones et des suites sans saveur. Pas que ce soit désagréable de découper des locustes à la tronçonneuse, mais on perd alors de vue l'objectif premier des jeux vidéo, qui n'est pas simplement de divertir, mais de faire vivre des émotions, de faire rêver. Une chose de plus en plus rare, que le bébé de 2D Boy parvient pourtant à réaliser avec brio malgré le manque de moyens. On ne peut donc que vous encourager à découvrir cette merveille. Pour cela, plusieurs solutions existent. D'abord, vous pouvez essayer la démo, qui contient l'intégralité du premier chapitre. Ensuite, vous pouvez acheter le jeu en américain sur le site des développeurs, pour une vingtaine de dollars (quinze euros). Seule la version PC est disponible, mais des versions Mac et Linux devraient suivre. Si vous préférez attendre la sortie européenne, elle devrait intervenir début 2009, aussi bien en boîte que sur Steam et WiiWare. Cette version contiendra un sixième chapitre inédit sur la Lune, sans oublier un mode coopératif à quatre joueurs sur Wii. Enfin, signalons que 2D Boy a tenu à proposer un jeu exempt de DRM, un choix important à mentionner à l'heure où les gros éditeurs enquiquinent les honnêtes consommateurs avec toujours plus de protections encombrantes. Le studio fait confiance aux joueurs que nous sommes, soyons-en dignes. C'est la meilleure façon que nous ayons de les remercier.
- Graphismes17/20
Kyle Gabler, l'artiste du duo, a réalisé un travail remarquable. On ne parlera pas ici d'éclairage dynamique ou de bump mapping, juste de talent artistique à l'état brut. Le monde des Goos est un petit bijou d'inventivité, même si on notera une certaine influence burtonienne par endroits. Il n'empêche, World of Goo a un charme fou.
- Jouabilité18/20
Il suffit de quelques clics pour déplacer des Goos et former une structure, on pige tout de suite comment ça marche. Mais 2D Boy a su transcender ce bête principe grâce à un level-design astucieux, qui ne cesse de nous surprendre par petites touches au fil de la progression. Le gameplay atteint alors une profondeur insoupçonnée. Du grand art.
- Durée de vie15/20
World of Goo propose une cinquantaine de niveaux, qui se terminent en une huitaine d'heures. On prend toutefois du plaisir à y revenir pour sauver plus de Goos afin de construire la plus haute tour, pour obtenir les distinctions ou tout simplement pour le plaisir de parcourir encore ce monde envoûtant.
- Bande son17/20
Qu'il s'agisse des musiques ou des petits bruits des Goos, tout est vraiment mignon, adorable. Une franche réussite.
- Scénario17/20
Un puzzle-game avec un vrai scénario et pas une histoire indigente, est-ce possible ? Oui, World of Goo le prouve de belle manière. Pourtant, la narration est des plus sommaire, puisqu'elle se fait en grande partie par le biais de panneaux indicateurs... Mais ça fonctionne et on s'abandonne bien vite dans la douceur de cet univers à la fois drôle et poétique.
World of Goo nous offre une véritable leçon de game design, de créativité, en un mot d'art. De quoi rappeler aux plus blasés d'entre nous pourquoi nous aimons les jeux vidéo. Il y a encore de l'espoir dans ce monde formaté, ça fait du bien. Que dire de plus, sinon merci 2D Boy ?