Quelque part aux côtés de Sid Meier et de Peter Molyneux, Will Wright fait partie de ces créateurs qui ont donné ses lettres de noblesse au jeu de gestion/stratégie sur micro-ordinateur. Son nouveau projet, Spore, est un simulateur de vie évolutionniste et global, qui témoigne de l'ambition démesurée de son géniteur. Il vous propose de présider à la destinée d'une espèce, de son état d'organisme unicellulaire jusqu'à sa forme la plus aboutie, prête à se lancer dans la conquête de l'univers. Un voyage de l'infiniment petit vers l'infiniment grand qui est aussi une parabole sur l'humanité.
Spore, c'est le résultat de la rencontre entre Will Wright et Charles Darwin. Le premier est un game designer de génie, à qui l'on doit entre autres le jeu de gestion Sim City et le simulateur de vie Les Sims. Le second est un naturaliste anglais du XIXème siècle dont la théorie de l'évolution et celle de la sélection naturelle ont révolutionné la biologie moderne et notre façon de penser les espèces. Cette rencontre avait été amorcée en 1990 dans Sim Earth, où Will Wright donnait déjà la possibilité de s'occuper de différentes formes de vie sur une planète et de les regarder évoluer. Mais Spore va beaucoup plus loin, car vous y incarnez vos propres créations, effectuez des choix déterminants tout au long leur évolution et en mesurez les conséquences à long terme. Débutant comme simple être unicellulaire, vous devez passer par cinq phases de développement possédant chacune leur finalité, la dernière étant de régner sur votre propre empire spatial. Avant d'entrer dans la description de ces cinq étapes et de leur gameplay spécifique, il convient de préciser que malgré son fondement scientifique, Spore est un jeu accessible à tous les publics. Il ne met guère à l'épreuve vos compétences en matière de gestion et de stratégie, mais sollicite en revanche fréquemment votre libre-arbitre et votre créativité. Bien plus qu'un challenge, il vous offre une expérience de jeu hors du commun et particulièrement grisante.
L'histoire débute il y a environ 4 milliards d'années dans les profondeurs d'un océan situé sur une planète inconnue (le jeu vous en propose une dizaine au choix, avec leur environnement spécifique). Vous êtes une bactérie, un organisme unicellulaire de la taille d'un micromètre. Votre objectif ? Survivre et devenir assez gros pour gagner la terre ferme. Vous évoluez, à l'aide de la souris, sur un plan en 2D qui représente le bouillon primitif dans lequel vous êtes plongé. En arrière-plan, vous pouvez distinguer le contour flou de bestioles si énormes qu'elles n'ont pas vraiment d'existence pour vous. Votre préoccupation actuelle, ce sont les autres cellules et les bouts de végétaux qui vous entourent : engloutissez les uns et évitez les autres en fonction de votre régime alimentaire. En mangeant, vous gagnez des points d'ADN que vous pouvez dépenser pour acquérir des éléments d'évolution : une paire de flagelles vous fait gagner en vélocité, des pointes hérissées peuvent décourager vos prédateurs... Certaines de ces améliorations sont disponibles par défaut dans l'Atelier, qui permet de les équiper directement sur votre petit corps ; d'autres doivent être débloquées pour être accessibles. Afin que ces évolutions soient logiques et pas seulement le fait d'un outil d'édition, elles sont mises en scène de la façon suivante : vous appellez votre moitié, et de votre union passionnée naît un nouvel être vivant plus développé... Que vous incarnez alors. Une barre de progression matérialise votre avancée dans cette phase cellulaire qui, bien que d'une durée modérée, se révèle purement jubilatoire. Avec à l'appui une réalisation particulièrement réussie : à chaque fois que vous grossissez, le jeu effectue un superbe effet de dézoom et vous vous retrouvez alors à l'échelle des créatures immenses que vous fuyiez quelques minutes auparavant ; vos prédateurs d'hier deviennent vos proies de demain. C'est donc une phase très amusante, qui permet de prendre contact en douceur avec les différentes composantes de Spore que vous retrouvez dans les phases ultérieures : la barre de progression, les points à gagner et à dépenser, l'éditeur... Bref, une remarquable entrée en matière.
Changement d'ambiance dès l'arrivée sur la terre ferme. Certes, ce nouveau milieu de vie est tout aussi hostile et il vous faudra lutter pour perpétuer votre espèce. Mais le développement de votre intelligence, qui est l'objectif de cette seconde phase, s'accompagne de celui de vos relations sociales. Vous allez en effet interagir avec les autres espèces qui peuplent l'environnement en 3D intégrale dans lequel vous évoluez désormais. Munie de sa paire de pattes, votre créature se lance donc, dans une vue à la troisième personne, à l'assaut de ce vaste territoire. La faune rencontrée se compose de groupements épars rassemblés autour de nids. C'est l'occasion d'effectuer vos tous premiers choix éthiques : attitude amicale ou agressive, c'est vous qui décidez, sachant que vos prédispositions à l'une ou à l'autre découlent directement des améliorations dont vous vous êtes doté. Chaque élément de votre corps vous octroie en effet des aptitudes précises qui peuvent être de type social (danse, charme...) ou guerrier (frappe, charge...). La morphologie d'une espèce en dit donc assez long sur son profil ; c'est une des grandes réussites de cette phase de jeu. Les interactions de type social donnent lieu à une épreuve mimétique dans laquelle il vous faut reproduire le comportement de vos interlocuteurs en cliquant sur les bonnes compétences au bon moment. En cas de comportement agressif, le gameplay est un peu moins subtil, même si les combats se résolvent également via l'utilisation de compétences (ce qui leur confère un petit aspect MMORPG). La sympathisation avec d'autres espèces ou leur éradication permet d'obtenir de nouveaux éléments d'évolution, à équiper dans l'Atelier en dépensant des points d'ADN. C'est l'occasion d'évoquer le plus gros écueil du jeu : la possibilité de faire machine arrière tout au long de l'évolution de votre créature, en revendant les éléments déjà équipés pour en acheter d'autres. Vous pouvez modifier à loisir son apparence physique tout au long de cette phase de jeu. Cette permissivité, destinée à contenter le grand public, confère à Spore un aspect Playskool qui peut rebuter et l'éloigne en tout cas de sa caution scientifique. La courbe d'évolution disponible, qui permet de visualiser les différentes étapes du développement de votre espèce, en perd un peu de son intérêt.
En revanche, les choix liés à votre comportement entraînent des conséquences irrémédiables : au terme de chaque étape, le jeu vous attribue en effet des compétences dites "héritées", calquées sur votre façon de jouer, à utiliser dans la phase suivante. Une vraie bonne idée, bien mise en oeuvre, qui compense partiellement le défaut susmentionné. Intéressons-nous à présent à la troisième étape de votre développement : la phase tribale, qui s'ouvre à l'issue d'une cinématique humoristique en hommage à 2001, L'Odyssée de l'Espace. Elle s'apparente à un STR simplifié dont la représentation rappelle Populous 3. Vous n'y contrôlez plus un seul individu de votre espèce mais une tribu complète, dont l'objectif est d'affirmer sa suprématie sur les autres. Pour cela, vous devez veiller à augmenter sa population et à confier un rôle bien précis à chaque individu : cueilleur, guerrier, guerrisseur... Cela passe par la construction de bâtiments dédiés sur lesquels il vous faut cliquer après avoir sélectionné une créature, vous permettant ainsi de la spécialiser. La prise en main est donc enfantine, et le gameplay paraîtra forcément limité aux adeptes de stratégie en temps réel, le nombre de bâtiments et d'unités constructibles étant notamment quelque peu restreint. Durant cette phase, vous gardez toutefois la possibilité d'accéder à l'Atelier, qui vous permet cette fois de munir vos créatures de vêtements et autres accessoires tribaux. Là encore, chaque pièce d'équipement leur octroie des compétences spécifiques, orientées sur les relations sociales ou les compétences au combat. Cette phase est d'ailleurs l'occasion de voir s'étoffer les interactions disponibles : vous pouvez sympathiser avec les autres tribus, leur envoyer des cadeaux, mais aussi les attaquer ou piller leurs réserves de nourriture lorsqu'elles sont laissées sans surveillance. Lorsque vous avez suffisamment étendu l'influence de votre tribu, que ce soit par la voie diplomatique ou celle des armes, vous accédez alors à la phase de civilisation.
Comme la précédente, celle-ci laisse un peu une impression de déjà-joué. La caméra s'éloigne encore davantage de l'action, vous offrant une vue sur la planète entière, qu'il est possible de faire tourner dans tous les sens. Votre espèce domine désormais le monde civilisé, mais s'est divisée en différentes nations qu'il vous faut unifier de gré ou de force. Les façons de conquérir les territoires adverses sont en fait au nombre de trois : économique, militaire ou religieuse, correspondant aux différentes spécialités à donner à vos villes. Vous devez développer et gérer ces dernières afin de générer le plus de bénéfices possibles et de développer des unités de plus en plus évoluées technologiquement. Le nerf de la guerre, c'est l'Epice, une ressource à exploiter pour accroître vos revenus. On apprécie le clin d'oeil à Dune mais cette phase de jeu rappelle surtout le célèbre Civilization, dans une version simplifiée qui aura là encore le don de hérisser les cheveux des gamers. Qu'importe : les autres auront compris que l'intérêt est ailleurs. Tout d'abord, il est particulièrement amusant de devoir affronter des représentants de sa propre espèce, patiemment développée lors des étapes précédentes. En outre, cette phase de civilisation implique un recours fréquent à l'Atelier pour modeler selon vos envies les bâtiments qui composent votre ville ainsi que les différents véhicules terrestres, aquatiques ou aériens. C'est l'occasion de s'attarder un peu sur cet éditeur qui fait la force du jeu : facile d'utilisation, complet sans être trop complexe, il permet d'assembler les pièces comme des Lego puis de colorier vos créations avant de les voir s'animer dans la seconde d'après. En outre, si Spore ne propose pas d'option multijoueur, il dispose en contrepartie d'une vraie dimension communautaire, la Sporepedia, qui permet aux joueurs du monde entier de partager leurs créations de façon transparente. Il est notamment possible, à tout moment et d'un simple clic, d'intégrer les créations des autres dans votre propre partie. Vous disposez également de votre page personnelle intitulée MySpore, qui rassemble un certain nombre de données sur votre expérience de jeu. Le tout représente une vraie valeur ajoutée.
Mais l'histoire de votre espèce ne s'arrête pas là. Une fois que toutes les nations se sont ralliées sous votre bannière, plus rien ne vous empêche de réaliser votre but ultime : partir à la conquête de l'univers. La phase spatiale est l'étape finale de Spore, celle qui donne un sens à l'évolution de votre espèce. Elle débute par la création de votre soucoupe, suivie d'un tutorial qui vous aide à en prendre le contrôle. Puis l'infini galactique s'offre enfin à votre soif insatiable... De découverte, de pouvoir, de richesse ou d'hégémonie ? C'est à vous de choisir. Vous pouvez vous limiter à explorer le cosmos pour en découvrir tous les mystères. Votre soucoupe vous permet de parcourir la surface des planètes et dispose d'un certain nombre d'outils utiles pour analyser la flore et la faune locales et effectuer des prélèvements. Vous pouvez propager votre espèce en implantant des colonies sur des planètes dotées d'une atmosphère. Et au cas où elles ne le seraient pas, il suffit d'utiliser des techniques de terraformation pour les rendre habitables. C'est l'occasion d'utiliser l'éditeur pour modifier leur topographie et teindre l'eau des océans dans votre couleur favorite. Lors de vos pérégrinations, vous finirez inéluctablement par croiser d'autres espèces aux ambitions similaires aux vôtres. Vous avez alors la possibilité de sympathiser et de commercer avec elles, ou bien de les éradiquer et de capturer leur système. Les possibilités importantes de la phase spatiale en font sans conteste la plus riche de Spore, outre d'être la plus longue. La jouabilité est un poil plus complexe mais reste toujours aussi intuitive. Vous vous déplacez de système en système via une carte céleste à la Elite, puis jouez de la molette pour zoomer jusqu'à la planète voulue. Si elle est habitée, vous pouvez vous limiter à des échanges par vidéotransmission, qui vous permettent par exemple d'accepter des missions. Si tel n'est pas le cas, un nouveau coup de molette vous fera descendre à sa surface. A cette occasion, attendez-vous à quelques surprises. Je fus pour ma part étonné de croiser, sur une des planètes visitées, une espèce similaire à la mienne, mais qui en était restée à un niveau d'évolution inférieur. Un pur moment de bonheur, que seul Spore saura vous offrir.
- Graphismes16/20
Sur le plan technique, la réalisation graphique de Spore est irréprochable : courbes harmonieuses, textures vives et détaillées, effets de lumière splendides, animations réussies. Lors de la phase de civilisation, la planète tourne avec fluidité et vélocité. Difficile par contre de juger l'aspect artistique, puisque pour l'essentiel c'est vous qui en serez le maître d'oeuvre. Simple reproche : en dépit d'une végétation généreuse, les environnements sont parfois un peu vides.
- Jouabilité16/20
Spore parvient à se rendre accessible à tous les publics sans trop desservir le gameplay. Bien que simpliste, ce dernier suffit amplement au propos et c'est bien là l'essentiel. On peut juste lui reprocher une certaine permissivité pas toujours en adéquation avec l'esprit du titre. Pour le reste, l'interface est claire et pratique, la maniabilité au-delà de tout reproche et les différents tutoriaux ont le bon goût de se limiter à l'essentiel.
- Durée de vie14/20
Comptez entre 6 et 9 heures de jeu pour boucler les quatre premières étapes, en fonction du niveau de difficulté sélectionné et du temps que vous passerez sur les différents éditeurs. La phase spatiale est quant à elle beaucoup plus longue et pousse la durée d'une partie dans une fourchette de 15 à 20 heures de jeu environ. Le potentiel de rejouabilité de Spore sera fonction du plaisir pris par chacun et de son adhésion ou non à l'aspect communautaire.
- Bande son17/20
Pour une fois, les bruitages volent la vedette aux thèmes musicaux (tout à fait réussis soit dit en passant). Entre les sonorités sous-marines éthérées du stade cellulaire, les couinements des différents individus dans la phase de créature et le pseudo-langage utilisé par votre espèce dans les étapes ultérieures, c'est un ravissement constant pour les oreilles. D'autant que le tout est empreint d'un humour et d'une légèreté particulièrement savoureux.
- Scénario18/20
Noter le scénario de Spore peut paraître provocateur. Ca l'est sans doute encore davantage au vu de la note attribuée. Mais aviez-vous déjà joué à un jeu qui vous permet d'écrire votre propre histoire, de ses prémisses jusqu'à son épilogue ? Qui plus est, Spore est une expérience "globale", c'est un peu l'oeuvre d'art totale que visait Wagner à Bayreuth. C'est aussi un jeu que Peter Molyneux jalousera pour les décennies à venir.
En dépit de la succession de phases de jeu assez inégales qu'il propose, il faut bien comprendre une chose : l'intérêt de Spore n'est pas égal à la somme de ses parties mais réside dans l'expérience globale qu'il est susceptible d'offrir à tout un chacun, joueur confirmé ou non. Peu importe que la gestion y soit simpliste, la stratégie limitée et le challenge peu présent : le plaisir est à son apogée lorsque, parvenu au terme du jeu, on mesure l'évolution accomplie par son espèce depuis son stade cellulaire. Une expérience unique, à vivre au moins une fois dans sa carrière de joueur.