Richard Garriott est peut-être moins connu que Shigeru Miyamoto, Sid Meier ou John Carmack. Et pourtant, il partage avec eux l'honneur de faire partie de la poignée de créateurs de jeux qui trônent au panthéon de l'académie des arts et sciences interactifs. Car son apport à l'univers vidéoludique est indéniable, avec notamment la série de jeux de rôle Ultima. C'est donc précédé de sa légende qu'il nous livre aujourd'hui son nouveau titre : le MMORPG Tabula Rasa. Une position délicate, puisque les attentes sont forcément grandes, et on a vite fait de chuter de son piédestal.
Mais Richard Garriott n'est pas un nouveau venu dans le monde des jeux de rôle massivement multijoueurs. En effet, Ultima Online fut un des pionniers du genre. Il ne fut pas le tout premier, mais fut sûrement celui qui fit connaître les MMORPG, les popularisa et leur donna leurs lettres de noblesse. D'ailleurs, plus de dix ans après sa sortie, il est toujours joué... Il vient même de subir un lifting graphique, et il y a encore une extension prévue, qui viendra bientôt rejoindre la petite dizaine déjà sortie. A une époque où la concurrence fait rage, où certains MMO ferment leurs portes quelques mois après leur sortie, où d'autres deviennent gratuits faute de succès, une telle longévité tient de l'exploit. Après Ultima, Richard a aussi occupé un poste de producteur sur les séries Lineage et City of Heroes chez Ncsoft, dont la branche américaine est présidée par son frère Robert. Bref, on a affaire à une équipe expérimentée qui connaît bien les mécanismes particuliers de ces jeux de rôle online.
La crainte qu'on pourrait donc avoir, c'est que le jeu soit du coup trop classique, se reposant sur des bases maintenant bien rodées, sans prendre le risque d'innover. On est vite détrompés, au moins en ce qui concerne l'univers du jeu. Exit orcs et elfes, cette fois c'est à un background futuriste qu'on a droit. Cependant, pour bien comprendre le futur, il faut commencer par revenir dans le passé, lorsque les Elohs, une civilisation extraterrestre très avancée, découvrit le Logos, une technique pour manipuler l'énergie et la matière. Ils commencèrent à diffuser ce savoir pacifiquement à travers les galaxies, mais finirent par tomber sur les belliqueux Thrax. Une partie des Elohs, le Neph, s'allia avec eux pour former l'Engeance et conquérir l'univers de manière brutale. Les autres disparurent. Rapidement, tout l'univers est occupé par les Thrax. Tout ? Non ! Une planète peuplée d'irréductibles Terriens résiste encore et toujours à l'envahisseur. Enfin résiste, façon de parler... En fait, la Terre a été anéantie comme le reste, mais quelques humains réceptifs au Logos ont pu s'enfuir par des portails stellaires pour rejoindre d'autres systèmes, où ils poursuivent la lutte aux côtés des espèces locales.
Le joueur commence donc cette guerre sur la planète Foréas comme fraîche recrue de l'Alliance des Forces Séditieuses (AFS). Comme souvent, il doit commencer par choisir son apparence et... C'est à peu près tout. Dans Tabula Rasa, on ne choisit pas de classe, encore moins de race, tout le monde commence avec le même personnage, exception faite de l'aspect physique. La différenciation se fait progressivement au fil des montées en niveau. Ainsi, au niveau 5, il vous faudra choisir entre devenir combattant ou technicien. Au niveau 15, les branches se subdivisent de nouveau, on pourra incarner un commando ou un éclaireur d'un côté, un sapeur ou un bio-technicien (le soigneur) de l'autre. Enfin, le dernier palier, atteint au niveau 30, offre encore un choix de spécialisation, portant le nombre final de classes à huit. Ce système inédit est plutôt bien vu et contribue à la grande cohérence de l'univers (je reviendrai là-dessus plus loin). A ceci vient également s'ajouter une idée de génie : les clones. Arrivé au niveau 5, vous hésitez entre les deux voies offertes ? Prenez les deux ! Lorsqu'on clone son personnage, on en obtient un nouveau de niveau équivalent. Bien sûr, il faudra l'équiper, mais c'en est fini des rerolls à partir de zéro, obligeant à recommencer toutes les zones de départ. Les crédits de clonage sont cependant rares, et il faudra batailler ferme pour en obtenir.
A part ça, le reste du système d'évolution du personnage est assez classique : on gagne de l'expérience en accomplissant des quêtes et en tuant des ennemis. Petit détail : quand on les tue rapidement à la chaîne, un bonus allant jusqu'à 250% vient multiplier les gains d'expérience. A chaque niveau on distribue quelques points dans trois caractéristiques (corps, intellect, volonté) influant sur la santé et l'énergie. Cette dernière sert à utiliser les aptitudes. C'est la deuxième grosse originalité de Tabula Rasa, car pour utiliser une aptitude, il faut non seulement y avoir attribué des points (un pour le premier niveau, deux pour le suivant, et ainsi de suite jusqu'au niveau 5), mais surtout avoir les Logos correspondants. Par exemple, utiliser l'aptitude Shrapnel requiert les Logos "projectile" et "zone". Il faudra donc partir explorer le monde en quête de ces Logos disséminés en grand nombre, environ 400 différents ! Dernier point concernant les pouvoirs, certains ne dépensent pas l'énergie mais l'adrénaline de son personnage, qu'il faudra donc faire monter au combat.
Tout ça c'est bien joli me direz-vous, mais qu'en est-il des armes ? Eh bien à ce niveau-là on est gâtés, car si le futur a bien un avantage, c'est que les technologies avancées permettent de donner la mort de façons très variées, mais toujours raffinées cela va de soi. Selon les affinités (et les classes de personnages), on aura donc le choix entre des pistolets, fusils ou mitrailleuses classiques, des armes lasers ou bien encore électromagnétiques. Dans chaque catégorie, un large panel de munitions est disponible, mais la qualité se paye très cher. Les protections ne sont pas en reste, et si votre armure ne vous convient pas, il est toujours possible de la modifier grâce au système de craft complet, qui permet aussi bien de recycler les objets inutiles que d'en créer de nouveaux, à condition de posséder le schéma et les composants adéquats. Tout ceci vient trouver sa place dans un inventaire assez bien organisé, grâce à cinq onglets séparant bien les items de quête des consommables ou de l'équipement. Une bonne idée de plus à rajouter à la liste.
Maintenant que les bases du gameplay sont posées, il est temps d'en venir au coeur du jeu : ce qu'on y fait vraiment. Oui, c'est bien beau d'avoir les pouvoirs du Logos et un puissant fusil à plasma, mais encore faut-il savoir quoi en faire. Là, il faut avouer que Tabula Rasa retombe dans une platitude extrême : la plupart des quêtes consistent encore et toujours à rapporter 8 ou 10 parties de telle bestiole, ou à aller parler à machin... On nous refait le coup des sangliers à tuer, des sangliers de l'espace certes, mais des sangliers quand même. Heureusement, le loot est généreux, il suffit donc de tuer une douzaine d'animaux pour obtenir la dizaine de morceaux convoités. Quelques quêtes sortent du lot et vous offriront même le choix sur l'attitude à adopter : allez-vous aider ce jeune Foréen à déserter ou le ramener contre son gré, préférez-vous gagner de l'argent facilement en trafiquant de la drogue ou dénoncer le dealer ? Dans chaque zone, une quête de plus longue haleine vous permettra de gagner des titres à arborer fièrement. Enfin, des instances jouables en groupe de six viennent faire progresser l'histoire de manière plus aboutie que les simples missions.
Cette trame donne tout son intérêt au jeu, pour peu qu'on accroche à son univers, ce qui est évidemment très subjectif. Personnellement j'aime beaucoup, car Tabula Rasa parvient vraiment à se créer son monde propre, loin des poncifs habituels de la science-fiction. Et surtout, c'est cohérent : les ennemis ne spawent pas de nulle part, ils sautent des arbres ou sont droppés par un vaisseau. Les sangliers ne donnent pas d'épées quand on les tue. On ne fait pas du fast travel d'un clic sur la carte, on se téléporte par les balises, on change de région grâce à une navette, on quitte une planète via un portail stellaire. Rien ne semble miraculeux, tout trouve une explication logique, rationnelle, scientifique. Les esprits cartésiens apprécieront. Témoins de cette cohérence, les zones contestées qui peuvent être reprises par les forces Thrax à tout moment, et qu'il faudra donc tantôt défendre, tantôt attaquer. Des batailles qu'il ne faut pas mener n'importe comment, car l'Engeance est organisée, les techniciens construisent des drones pour protéger leurs troupes, qui sont également soignées par les archiatres. Une coordination similaire sera donc essentielle dans les rangs de l'AFS.
Quel dommage en revanche que ce sympathique univers ne soit pas mieux mis en valeur du point de vue esthétique. Concernant le design, c'est une question de goûts, mais j'avoue que je n'aime pas trop celui des Thrax. Celui du peuple foréen et de ses villages est déjà beaucoup plus réussi. Mais globalement, il faut bien avouer que sur le plan visuel, Tabula Rasa déçoit. Ca manque parfois cruellement de polygones, certains environnements sont trop anguleux, quelques textures sont assez moyennes, la végétation n'est pas terrible... Rien de vraiment moche, mais le moteur graphique accuse tout de même un peu de retard comparé aux ténors du genre comme Vanguard ou Everquest 2. Tant qu'on est dans la technique, abordons un sujet de crainte : la finition. Après avoir joué à la version bêta, j'étais très sceptique concernant la capacité de NCsoft à stabiliser le nid de bugs qu'était le jeu quelques semaines avant sa sortie. Finalement, ils y sont parvenus, c'est plutôt propre, même s'il faudra parfois user de la commande /stuck pour se décoincer du décor. Enfin, finissons ce tour d'horizon en signalant que les voix françaises ne sont pas non plus à la hauteur, même si les dialogues parlés sont rares. Mais ne boudons pas notre plaisir, malgré sa réalisation en retrait, Tabula Rasa est tout de même la bouffée d'air frais annoncée dans le monde des MMORPG grâce à son système de jeu original et son univers attachant. On pouvait espérer mieux, mais c'est déjà bien ainsi.
- Graphismes12/20
Le design est inégal, mais c'est une appréciation forcément subjective. En revanche, sur un plan purement technique, il faut bien reconnaître que Tabula Rasa déçoit. Quand on voit ce qui se fait ailleurs, ou ce qui se prépare (Age of Conan, ou le sublime Aion pour rester chez Ncsoft), le titre de Richard Garriott ne fait pas le poids. Reste quelques environnements qui parviennent à tirer leur épingle du jeu.
- Jouabilité16/20
Le gameplay est un mélange de classicisme et d'innovation. On retrouve donc les bases qui ont maintenant fait leurs preuves dans la plupart des MMORPG, aux nombres desquelles les quêtes de farming inintéressantes, auxquelles on n'échappe malheureusement pas, une fois de plus... Mais sinon le système est bon, avec la différenciation progressive des classes, les Logos, les clones, le craft, et un tas de bonnes petites idées comme les cartes très bien conçues.
- Durée de vie16/20
S'il y a un critère délicat à noter pour un MMORPG, c'est bien celui-là. Les deux planètes comportent deux grandes régions chacune, elles-mêmes sont divisées en plus petites zones, quatorze au total. On a connu des mondes plus vastes, mais il faudra tout de même un nombre conséquent d'heures de jeu pour tout parcourir, faire toutes les instances et atteindre le niveau 50.
- Bande son12/20
La musique est bonne, heureusement car vu le temps passé dans le jeu, on entend souvent les mêmes morceaux. En revanche, les quelques bouts de dialogues doublés en français le sont sans grande conviction.
- Scénario17/20
L'histoire se suit avec grand plaisir, on a à coeur de venger la Terre en repoussant l'invasion des Thrax. On découvre également petit à petit le passé des Elohs en trouvant les Logos. Le background est consistant, ce n'est pas qu'un prétexte pour se battre. Et surtout l'univers est cohérent, ce qui renforce l'immersion.
Si la note générale n'était qu'une moyenne arithmétique de tous les critères, elle serait forcément plus basse, la faute à l'enveloppe extérieure pas franchement emballante. Les développeurs ont privilégié le fond à la forme et ça se sent. Mieux vaut cela que l'inverse, car le coeur du jeu est lui réussi et c'est bien là que se situe tout son intérêt. Alors si ce constat ne vous effraie pas, enfilez votre armure et venez rejoindre les rangs de l'AFS, l'humanité a besoin de vous !