L'homme adore qu'on lui colle le nez dans sa propre bêtise. Pour peu qu'il ne se sente pas lésé, qu'il reconnaisse qu'il est seul responsable de sa lamentable santé mentale, l'homme, tout idiot qu'il est, adhère. Des attrape-couillons, antiques comme Lemmings ou Marble Madness, ou bien plus récents comme ce Crush, ont toujours trouvé le moyen d'alimenter le masochisme en question. Casse-tête mais pas casse-bonbon, le titre de Sega est un supplice qui pourrait faire école.
L'ancien constructeur ne nous avait plus habitués à prendre autant de risques. Nouvelle licence, concept totalement original, patte visuelle abstraite : Crush est bien un coup de poker de la part du développeur. Attention, ça ne rigole pas, ici on parle psychothérapie, cognition et psychiatrie heuristique. Danny, un jeune beatnik au long cou, souffre d'insomnies chroniques. Son désespoir le mène à accepter l'expérience du docteur Reubens, possesseur d'une machine appelée C.R.U.S.H.. Avec elle et une belle robe de chambre en peau de fennec (indispensable !), il s'apprête à mener un remake du Voyage Fantastique, sauf que le séjour va cette fois-ci se limiter au réseau tourmenté de son cortex cérébral. Pour sa propre guérison, il devra remonter le fil de ses névroses et retracer le cheminement de son esprit.
Le jeu se découpe en 40 niveaux, qui sont autant de compartiments du globe cervical de notre ami. Chaque zone a des airs de labyrinthe 3D, planant dans le vide du subconscient, et assemblé d'architectures très cubiques. L'objectif reste le même quel que soit le niveau, à savoir récupérer au moins la moitié des billes mémorielles, sortes de cailloux du Petit Poucet, pour activer le sas de sortie, et enfin utiliser cette même issue pour valider votre succès. Bien entendu, billes et sas ne sont pas accessibles en deux temps trois mouvements. Vous allez devoir mettre à contribution une autre propriété du C.R.U.S.H. : le «dégonflage». Cette mécanique consiste à passer d'un plan 3D à un plan 2D, exactement de la même manière que dans le prochain Super Paper Mario. En décrypté, ça veut dire que l'image est aplanie : tous les objets de la vue 3D se retrouvent collés les uns aux autres. Vous pouvez changer, par cran de 90°, l'orientation de la caméra dans la vue 3D, et même disposer d'une vue de dessus "en piqué". De fait, dégonfler le décor aura une incidence différente selon l'axe de la caméra en vue 3D. Avec ce seul principe, le jeu réussit, pendant les 5-10 premiers niveaux, à retenir son auditoire, tant les combinaisons s'avèrent élégantes.
Certains niveaux sont faits de plusieurs bouts éloignés les uns des autres : il suffit de positionner deux bouts face-à-face sur un axe 3D puis de dégonfler l'image pour voyager de l'un à l'autre. Une bille est coincé dans un creux au milieu de blocs : la solution est de se positionner au loin, dans l'alignement de l'excavation, puis de dégonfler. Aucun dénivelé, aucun espace étriqué ne saura vous arrêter. Il y a ce plaisir immédiat de "démonter" un puzzle 3D, de visiter ses moindres recoins, comme une maison de poupée que l'on désassemble complètement. Pour ne rien gâcher, le titre est bien fini. Les level-designers ont visiblement bossé dur pour renouveler chaque niveau et proposer des énigmes différentes. Ils ont également pensé à réduire au mieux les problèmes de caméras, ce qui n'est pas le cas dans un Super Paper Mario par exemple, où le changement de plan entraîne souvent des vues bouchées par un pan du décor. La prise en main est agréable, on change aisément d'axe avec la croix et de plan avec la gâchette gauche. Parmi les bonnes idées, on retiendra particulièrement la possibilité d'observer librement l'ensemble de l'environnement à tout moment, comme si vous aviez accès à l'éditeur de niveaux. Par contre, à l'ordre des défauts, il faut signaler que les déplacements du personnage semblent affectés par une inertie un peu pénible.
La très bonne surprise de Crush, c'est qu'il ne se repose pas sur ses premiers préceptes. La progression dans les quatre mondes, de 10 niveaux chacun, est constamment agrémentée de nouveaux dispositifs. Les dédales alambiqués se complexifient davantage avec l'apparition de plusieurs types de blocs mobiles ou friables, de dalles dont les méthodes d'activation diffèrent, de cases piégées, etc... Jusqu'au stade où les niveaux demandent plusieurs minutes de tâtonnement et de réflexion. A ce propos la difficulté est, dans l'ensemble, remarquablement dosée. Seule coquille : dans les 10 premiers niveaux, il suffit généralement de changer les points de vues au petit bonheur la chance pour débloquer la situation. Mais avec l'apparition de tous les mécanismes sudits, et de la complexification des architectures, impossible d'échapper à un vrai travail de réflexion. Le titre malmène ainsi notre sens de l'orientation et de l'observation très progressivement. Heureusement, un système d'astuces, sous forme de bulles d'aides, offre une assistance salvatrice. Objectivement, il est parfois impossible de comprendre certaines puzzles sans se rabattre sur ces coups de mains. Dans le quatrième et dernier monde, cette assistance vous est interdit, ce qui laisse donc un morceau de résistance salement accrocheur, et qui devrait ravir tous les amateurs de casse-tête. Ces derniers auront d'ailleurs beaucoup de plaisir à compléter l'ensemble des stages à 100%, par la traque de toutes les billes et d'autres items importants, comme les souvenirs ou les trophées.
Si Crush déçoit rarement et s'impose haut la main en tant que jeu de réflexion moderne addictif, il risque de diviser profondément, comme souvent avec ce genre de produit. Malgré un certain cachet visuel et une ambiance sonore douce et délicieusement immersive, le soft reste quelque chose de relativement austère. Il faut être prêt à accepter des niveaux cubiques et rétro sur fond d'environnements simplistes. De même on ne peut même pas parler de rythme car le jeu demande surtout de prendre son temps et d'apprivoiser la géométrie des lieux, c'est-à-dire de longues secondes à simplement examiner le niveau sous tous les angles. A vous de voir si vous êtes ce type de joueur patient. Zoë Mode réussit néammoins à mettre un peu de pression quand apparaissent les cauchemars, représentés par des monstres qu'il faudra éviter et pièger. Ce genre de variation prouve que le studio a de la marge pour exploiter son concept sous d'autres formes, avec d'autres mécanismes. Vu que le volume de ce premier effort est un peu faible (40 tableaux pour 10 heures de jeu), pas la peine de faire un appel du pied discret : on veut une suite !
Dans l'incapacité de prendre nos propres images, les screens qui ornent cette page nous sont fournis par l'éditeur.
- Graphismes13/20
On imagine bien que la permutation de plan doit entraîner de savants calculs pour la console. Les programmeurs ont manifestement compensé cette charge par un rendu assez faible techniquement, car fait de textures délavées et d'environnements cubiques. Cela dit, il n'y a rien de vraiment vilain pour peu qu'on accepte ce genre de visuel abstrait. Un gros point positif : voici enfin un jeu PSP où les chargements ne dépassent pas 5 secondes.
- Jouabilité16/20
Porté par une idée inédite et lumineuse, changer entre plan 2D et 3D pour explorer tous les recoins d'une zone, le gameplay ne s'arrête pas là et complexifie constamment la donne par de nouveaux mécanismes, de nouvelles contraintes. Cette générosité permet au titre de renouveler et la variété des situations et la difficulté des énigmes. On sent d'ailleurs une extrême application des level-designers pour proposer un titre difficile mais accessible, un vrai jeu de réflexion pur et dur, ce qui ne manquera pas d'écoeurer certaines personnes.
- Durée de vie12/20
Les 10 premiers des quarante tableaux se traversent assez rapidement puisqu'il suffit de tenter toutes les permutations de points de vue possibles pour mettre en évidence les accès. Mais ça se corse sérieusement par la suite, et la présence de bulles d'aides ne sera pas du luxe pour la majorité d'entre-vous. Les dix derniers niveaux sont de véritables horreurs, un délice ! Comptez à peu près une dizaine d'heures pour finir, calmement, les tableaux à 100%.
- Bande son14/20
De la pure musique intimiste, une sorte d'électro douce et un peu triste, destinée à créer une bulle autour de vous. Ca fonctionne très bien. Les bruitages sont du même tonneau.
- Scénario13/20
Bien dosée, l'intervention de l'histoire au fil du jeu permet d'aérer votre progression. Le gameplay hypnotisant nous lie aux malheurs du sympathique Danny, et on attend avec impatience sa guérison. Même si la trame est assez convenue, on s'attache rarement au héros d'un jeu de réflexion. C'est donc plutôt réussi.
Trêve d'analyse, disons les choses franchement : Crush est un casse-tête brillant, avec tout ce que cela implique. Dur, un poil austère, visuellement peu ambitieux, l'effort de Zoë Mode ne fait aucune concession et ne plaira pas à ceux qui manquent de patience et d'Alka Seltzer. Les autres devraient féliciter Sega d'avoir eu du nez : voilà un jeu de réflexion résolument moderne, et passionnant de bout en bout puisque le gameplay ne cesse de s'enrichir au fil des niveaux. Il semble évident que le studio Zoë Mode en a encore sous le pied et se doit d'exploiter son joujou dans un second opus encore plus long et ambitieux !